Paris-Göteborg

Wednesday, October 8, 2014

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Au mois de juillet, j’ai quitté Paris à vélo pour rejoindre Göteborg. Mon journal de bord a été publié par le groupe FAUVE dans son fanzine Chronogramme, vendu à l’occasion de son dernier concert parisien. En voici la teneur.

 

Première étape / Paris – Montbrehain (Picardie)

5h30, le réveil me trouve éveillé. Qui peut se targuer de parvenir à dormir la veille d’un voyage ? Je me lève face à une perspective vertigineuse, celle de couvrir les 1600 kilomètres qui séparent Paris de Göteborg, à la force de la pédale. Presque un demi Tour de France avec des compagnons de galère que je connais à peine. Jules, Antonin, Gérald, Léo, Foucauld, dix jours dans le même bateau : un pédalo de carbone lancé sur les routes d’Europe. Qu’en sortira-t-il ? Des phrases ? La première me traverse l’esprit en passant par la forêt de Compiègne : pour nous, il n’y a pas d’armistice. Des images, déjà ? Celles de nos installations bigarrées : une caisse et des sacs plastique en guise de sacoches, une panoplie complète acquise à grands frais, des boudins de marine maladroitement ficelés. Il y a aussi des visages. Ceux de nos hôtes d’un soir, qui nous accueillent sans nous connaître, nous offrent le gite et un somptueux couvert. Pourquoi ? Par solidarité, par goût de la découverte et de l’échange.

 

Deuxième étape/ Montbrehain (Picardie) – Bruxelles (Manoir des Fils)

Qu’est-ce qui différencie un cycliste du dimanche de ce que nous sommes désormais ? Le premier n’est pas contraint de remonter en selle le lundi. C’est l’heure du tout premier bilan. Genoux, bécanes, détermination… Tiendra ? Tiendra pas ?
Au creux d’une route en montagnes russes, nous nous demandons dans quoi nous sommes embarqués. Heureusement, chacun garde ses impressions.
Pourquoi être parti ? Pour être au cœur de quelque chose qui paraît plus grand que soi, pour ce qu’il en sortira. Les histoires que l’on écrit ainsi sont des exploits que personne ne peut nous enlever.
Dans les descentes, Gérald lâche les pédales dont il n’est plus capable d’assurer la cadence. Il pose alors les pieds sur la barre supérieure du cadre, comme un singe savant, et laisse tourner son pignon fixe en priant pour que le souffle des poids-lourds ne le disperse pas dans le fossé. Un régime de banane est suspendu à son porte-bagage, un citron est calé sous sa selle. Les autres l’appellent le Druide…
Bruxelles enfin. Arrivée au Manoir des Fils. Dans cette collocation en accordéon, les membres vont, viennent et s’étirent. Tous sont marqués du sceau familial, sous les côtes, piqué à l’encre noire. Ici, la Jupiler n’a pas le temps de rafraichir car il faut vite célébrer l’amitié. La fête improvisée continue bien après que nous ayons sombré sur quelques matelas et canapés aux taches louches.

 

Troisième étape / Bruxelles – ‘s-Hertogenbosh (Pays-Bas)

La Flandre. Des éoliennes en guise de moulin. Contre quels moulins nous battons-nous ? La réponse manque de poésie : c’est avant tout le vent qui est notre adversaire. Un élément qui s’affronte de face. Qui se sacrifie en première ligne ? Les autres se collent dans sa roue, profitent de l’aspiration de cet abri en mouvement. On tourne, on prend son quart, on paye sa part.
Sous le cagnard, les plus téméraires pédalent torse nu. L’un des dos est tatoué d’une portée. Est-ce celle d’un hymne à la joie ou d’un cortège funèbre ? Vu notre cadence, ce doit être un air martial.
Arrivée en Hollande. L’eau nous est indispensable, bien plus que le confort d’un toit ou d’un matelas. Chaque jour, la route nous laisse une carapace de sueur et de crasse, mêlée d’huile solaire et d’insectes écrasés. Une croûte de sel strie notre visage et nos vêtements. Lorsque nous les rinçons à la faveur d’un lavabo bouché, l’eau devient noire. Immédiatement.

 

Quatrième étape / ‘s-Hertogenbosch – Halle (Allemagne)

Si les coureurs ont naturellement du mal à partir, qu’en est-il lorsque leur monture s’en mêle ? Ma roue arrière est à plat. Rustine, coups de pompe. Notre hôte nous escorte jusqu’à la prochaine intersection. Son vélo hollandais lui donne un air de géant. S’il pouvait nous servir de paravent… Nous traversons des polders, prenons des bacs, passons d’une digue l’autre et nous perdons plusieurs fois. Chaque arrêt est un cauchemar. Nous nous liquéfions. J’ouvre mon maillot en grand. Une médaille de Saint Christophe danse dans mes poils de torse. Notre moyenne est ridicule. Nous n’avons d’autre choix que d’avancer sur ce qui s’annonce comme notre plus grosse étape, faute de logement dans le no man’s land de ces terres frontalières. Nous hésitons sur les directions à prendre. Deux boudent, les trois autres prennent les choses en main et tous pédalent à vive allure dans la lumière du soir. Le soleil se meurt dans les champs moissonnés. Nous franchissons la barre des deux-cent kilomètres mais ne parvenons pas à trouver notre destination. Lorsqu’on vient nous ouvrir le chemin, nous nous lançons à la poursuite de la voiture comme après un Derny, et je pars à la faute dans les graviers. Je n’ai pas une égratignure, le vélo non plus. C’est un miracle. Fût de pils, débauche de barbaque. Qu’il est tard, et que la route est encore longue jusqu’en Suède !

 

Cinquième étape / Halle – Brême

Une étape à faire péter d’un coup de canon. Comment rompre la monotonie, éventrer la terre, se morceler le cervelet ? Où sont ces instants où l’on pétrit la matière, la matière grise ? Où les mots affluent tant et si bien qu’on en vient à mâcher l’air pour les digérer, les recracher, les donner à d’autres en becquées, dans un texte ou un aphorisme ? Pourtant nous ne sommes ni machine, ni légume puisque nous avons conscience de cet état de neutralité. Alors nous aspirons la route comme une plâtrée sans saveur, nous ruminons ces champs. Pfff…. Mélasse.
A la lisière de Brême, un parc, des marais, et des faisans qui n’ont pas peur de nos dérapages. Nous sommes accueillis chez Fabio, un brésilien rondouillard qui pince la cuisse d’Antonin lorsqu’il monte l’escalier… Le cœur de la ville bat dans les biergartens. Les filles défilent et les yeux des garçons font l’essuie-glace. Il faut goûter les spécialités. Les käse spätzle pèsent lourd dans nos estomacs saturés de barres énergétiques, et le mass de weißbier ne passe plus. Nous rentrons nous coucher à même le sol du salon, déclinant la proposition de Fabio de dormir avec lui dans son lit…

 

Sixième étape / Brême-Hambourg

Fabio a l’air triste de nous laisser partir. Malheureusement pour lui, la route a davantage de charmes à nous offrir. L’asphalte défile et de sombres forêts rompent enfin avec les plaines habituelles. Aux portes de Hambourg, nous nous arrêtons dans un verger. Une dame nous offre un cornet de tomates cerises et des petits concombres. De la générosité en guise d’encouragements.
Surs les rives de l’Elbe, deux jeunes sifflent des canettes qu’ils accompagnent de nourritures grasses. Derrière eux, ce graffiti : « Deine mutter ist auch deine tante ». Je ressens un certain apaisement, celui que provoquent les eaux passantes et le bal des bateaux. Certains transportent de monstrueux containers, d’autres promènent des pêcheurs à la recherche de quiétude dominicale. Un Fils exilé nous ouvre son jardin en même temps qu’une bière fraiche. Le houblon est ce juge de paix qui apaise les tensions engendrées par notre train d’enfer, le manque de confort et la continuelle promiscuité.

 

Journée de repos / Hambourg

Qu’il est doux de rouler lentement, sans sacoche, au gré de ce que nous inspirent les ruelles ! Nous vadrouillons entre les bâtiments industriels et portuaires, revisités ou non, et finissons dans le Planten un Blomen. J’écris au bord d’un bassin rempli de nénuphars. Mon écriture vient buter dans les angles. Manque de fluidité, poignet bloqué. Cric, crac. Arrondis impossibles. Alors la mine sautille, gratte, bloque. Fil discontinu. Elle se rattrape, rattrape le temps perdu, les jours stériles,

 

Septième étape / Hambourg – Rødby (Danemark)

Les villages défilent. Je suis leur progression sur le porte-carte de ma sacoche de guidon. Soudain, la mer. Nous sommes encore loin de Göteborg mais nous avons la sensation d’être au bout de la piste. Pendant que certains font les courses, je discute avec une vieille dame. Les sourires pallient le manque de vocabulaire.
Nous partons vers le Danemark. Le vent est horriblement fort. A l’avant, Jules se sent des jambes de feu. Le peloton éclate. Nous passons un pont immense, trop vite pour en profiter. Antonin sort de sa réserve, les bras posés sur ses prolongateurs de carbone. Le gruppetto s’accroche et nous chargeons les échappés dans la ligne droite qui mène à l’embarcadère. Nos bras et nos jambes luisent d’une sueur dorée à laquelle des moucherons restent collés.
Alors qu’on nous somme d’embarquer, nous repérons deux cyclotouristes bien plus chargés que nous. « Ah mais vous êtes français ! » Le ferry nous engouffre tous ensemble. Questions d’usage : d’où êtes vous partis ? Où allez vous ? Vous ne voulez pas qu’on discute de tout ça autour d’une bière ? En pleine mer, nous décapsulons une Tuborg et trinquons. Dans cette époque où les étés sont des hivers précoces, les cigales auraient tort de se priver de chanter. Nous décidons de rester groupés et débarquons un peu éméchés, au point de partir sur l’autoroute.
Rødby est un village fantôme. Malgré la nuit et le froid qui arrivent, nous nous rinçons à poil dans une fontaine et retrouvons la campagne à la lueur de nos lampes frontales. Nous empruntons un chemin pierreux et nous étendons tous les sept dans les blés couchés de la bordure d’un champ. Depuis combien d’années n’ai-je pas dormi à la belle étoile ? Quinze ans au moins…

 

Huitième étape / Rødby – Copenhague

Lorsque nous nous réveillons, le fermier est déjà à l’ouvrage. Il vient dans notre direction. Panique. Nous achevons nos sacs dans le chemin, en même temps qu’un reste de pizza à la saucisse. Nos deux groupes se séparent. J’ai du mal à me remettre en ordre de marche. Il me faudrait un café mais il n’y a pas l’ombre d’un comptoir. Le vent est de face, la journée s’annonce difficile. Un scooter nous dépasse. Nous sautons dans sa roue, jusqu’à ce qu’il décide d’inverser les rôles. Etrange. L’homme aurait-il encore l’avantage sur le moteur à explosion ?
Copenhague est un réel soulagement, et ses eaux nous libèrent d’une journée difficile. Tous plongent dans la mer mais je préfère contempler le soleil couchant, les barques qui passent. Malgré le soleil qui nous aveugle, nous percevons l’anomalie de ceux qui nous entourent : aucun n’est laid. Notre hôte est une étudiante italienne. Cinq garçons inconnus chez elle… les filles du XXIe siècle n’ont pas peur. Nous partageons des Tuborg en parlant d’une certaine vie faite de fêtes et de festivals, de voyages et d’amitiés internationales. Ces villes que nous traversons sont des promesses de retour.

 

Neuvième étape / Copenhague-Halmstad (Suède)

La côte danoise est une bénédiction où nulle verrue immobilière ne vient perturber la blanche harmonie des villas. Assis sur le pont supérieur d’un ferry, nous grignotons du chocolat en attendant l’instant où le vent complice soulèvera la jupe d’une jeune fille. Le soleil fait fondre les derniers carrés de praliné mais nos yeux filous sont récompensés. Nous franchissons notre ultime frontière et courons vers la mer. Les suédoises célèbrent l’été revenu. Nous les regardons courir en mangeant nos harengs à la pointe du couteau. Comme des permissionnaires dans un harem, nous ne savons plus où donner de la tête. Les mythes de nos pères n’en sont pas. Nous sommes au paradis.
Eden ou ailleurs, la route continue, encore, toujours. Au loin, nous apercevons une colline et lançons les paris. Combien de kilomètres jusque là ? Six, huit, dix, tant que ça ? Nous sommes une file indienne de damnés, chercheurs d’or dans un bien pauvre Klondike. L’ascension, c’est le quart d’heure des maigres, ceux qui dansent quand les autres sont empêtrés dans leurs muscles ou leur graisse. Tant-pis pour les naufragés de la pente, trop couverts pour maintenir la tête hors des vagues de bosse. Nous basculons au sommet et le compteur s’emballe. 50, 60, 70… Où allons-nous dormir ? Halmstad a chassé la nature plus loin que nous le pensions. Nous trouvons des ruines qui semblent parfaites pour un campement. En les explorant à la frontale, nous découvrons qu’elles sont habitées par un clochard siphonné. Alors nous cherchons encore. Le découragement pointe son nez. Finalement, nous optons pour un petit bois, qui n’a d’autre utilité que de dissimuler le tas de fumier d’un jardin privé. Tant pis, cela fera bien l’affaire pour notre dernière nuit.

 

Dixième et dernière étape / Halmstad – Göteborg (terminus)

Nous nous extirpons de notre bosquet sans que personne ne nous voit. C’est notre dernier jour. J’aimerai trouver la vitesse de croisière d’un tortillard, bien que notre train ait davantage de prédispositions pour rivaliser avec le TGV. Au loin, Jules a repéré un cycliste. Il passe devant et fond sur lui comme la buse sur le surmulot. Peter, vient de Brooklyn où il est coursier. Lui non plus n’avait pas d’endroit pour la nuit. Alors, tel un gueux au Moyen Âge, il a ravivé le droit d’asile en dormant dans une église. Nous faisons route ensemble.
C’est étrange d’arriver. Je ressens l’appréhension des élèves de classes préparatoires à l’approche du concours pour lequel ils ont donné des années de leur vie. Malgré la fin imminente, certains hésitent à tout plaquer. A quoi bon aller au bout ? Que se passerait-il si je m’arrêtais là, sur le bord de la route, après 1600 kilomètres ? Quelques gouttes viennent humecter la chaussée. Les premières en dix jours. Le bruit des autoroutes se fait plus important. Nous arrivons vraiment. Les esprits s’échauffent, comme si un sprint final se préparait. Peter manque de se prendre une barrière. Nous guettons les signaux. Le nez sur son GSM, Antonin nous indique que notre couchsurfing est dans les parages. C’est ainsi que nous réalisons que nous sommes arrivés à Göteborg. Nous n’avons vu aucun panneau, aucune rupture. A quoi nous attendions-nous ? Une haie d’honneur ? Un lancer de pétales de rose par des jeunes filles fraiches et dodues ? Les arrivées nous désemparent. Nous pourrions tomber dans les bras les uns les autres mais nous ne trouvons qu’à nous serrer la main.
Devant l’appartement, la route s’achève, littéralement. Peter est avec nous. Notre hôte lui a proposé de l’accueillir pour la nuit. Nous accrochons nos montures et grimpons jusqu’au septième étage. Du balcon, nous contemplons la ville en tétant nos bidons. Nous avons perdu l’habitude de boire dans des verres. Nous sommes arrivés, il faut tout réapprendre. Ou tout recommencer.

 

Par Foucauld, 15-25 Juillet 2014

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Le flâneur

Monday, August 18, 2014

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Été, été, étouffe… le parquet s’use sous mes cent pas, mes deux-cent pas. Il faut sortir. Le prétexte ? Prendre le café chez Verlet. Oui, qui a besoin du tralala de tous ces baristas quand on peut déguster un Moka Sidamo ou un Maragogype dans une telle institution ? Moi peut-être, puisque la maison est fermée. Alors j’erre. Rue Saint-Honoré, Palais Royal, banc public, jambes croisées, bras sur le dossier, mesure nerveuse battue du pied. J’ai la gorge sèche, trop de cigares en ce moment. Trop d’excès de toutes façons, et même d’excès d’hygiénisme. Août me laisse à Paris avec de l’énergie à revendre, mais plus personne à entraîner dans mon tourbillon. Alors je tourbillonne seul, et fais des bêtises. Paris n’est pas déserté pourtant. Les gens affluent en une marée continuellement ascendante, et je suis pris, d’un pas sage, emmené vers ces endroits où ressassent les touristes. Je me plie à leur tempo, et mon visage change d’inclinaison. Nez en l’air, morve au vent, ravalement de façade, le sourire se dessine. Je m’extrais du Palais, m’engouffre dans la Galerie Vivienne. Dallages, talons plats qui résonnent puis stoppent devant cette pancarte témoignant de l’histoire des passages :

“En offrant confort et distractions sous leur verrières, à l’abri du vacarme et de la boue de la rue, ils seront un véritable phénomène de mode, et une attraction pour les étrangers qui leur réservaient souvent leur première visite dans la capitale. Ils contribueront à l’invention de la figure du “flâneur” au XIXème siècle.”

Flâneur dites-vous ? Alors flânons vers ces abris sous verres. Galerie Colbert, Passage Choiseul, Céline, Lavrut, l’urine des petits chiens. Terrain connu, terrain miné. Poussons jusqu’aux boulevards, ces affreux coups de fouet dont Paris est marqué. Passage des Panoramas, Passage Jouffroy, Passage Verdeau. Le Grand Cerf aussi, en aller-retour, pour échouer à Beaubourg. La tentation : m’asseoir enfin, sur l’une des banquettes de l’ultime étage ? Trop haut, trop loin. Restons en bas, les livres sont d’un voisinage apaisant. And then, I run into a girl. Yes, I ran, je ne suis pas tombé sur elle, ça lui aurait fait mal. Nous sautons jusqu’au dernier passage. Passage Molière. Une table, deux chaises, deux verres et des paroles à boire.

Par Foucauld

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Les Hussards de la route

Friday, July 11, 2014

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Six heure. La douche tente de me réveiller. Je pense sans raison particulière à cet extrait du Hussard Bleu de Roger Nimier que j’avais noté il y a plusieurs années : « Je déteste à l’avance ces dix ou douze personnages que je me prépare à jouer, l’un après l’autre, dans l’avenir. » Pour une fois, j’ai le sentiment que je ne joue aucun personnage mais bien de retrouver ce qui fait mon essence. Quand l’après-guerre encensait une littérature engagée, les Hussards s’attelaient à une littérature pour la littérature, sans la sacrifier à la politique. Aujourd’hui, à l’heure de la performance, de Strava, des cardiofréquencemètres amateurs, nous faisons du vélo pour le vélo, par amour du cyclisme, de l’aventure, du récit. Sommes-nous Les Hussards de la route ?
En quittant Paris, nous passons un pont que borde une rangée de caravanes crasseuses. Derrière la rambarde, trois gitans nous regardent puis nous sifflent. A chaque périple, nous croisons ces gens du voyage, comme s’ils devaient marquer quelque chose. Le symbole d’une vie en marge, le signal que nous quittons la ville, entrons dans l’inconnu, l’aventure.
Le long d’une nationale, le souffle des poids-lourds n’atteint pas notre volonté. Je serre les dents, prie la Sainte Vierge, et augmente la cadence jusqu’à la prochaine sortie. Le brouillard nous enveloppe. L’hiver fait de la résistance, tient à nous indiquer que nous passons au Nord. Tels des cow-boys, nous prenons les bourgs. C’est du moins la sensation que nous avons en franchissant les panneaux qui marquent l’entrée des villes fleuries. Le lycra et le mérinos coloré tranchent avec la mise propre et repassée des citadins que nous croisons. La sueur et la poussière du chemin nous rendent arrogants. Nous sommes Clint Eastwood sorti de ses hautes plaines. D’ordinaire civilisés, nous faisons scintiller nos canines lorsque nous croisons les croupes rebondies des beautés locales. Un peu plus et nous nous arrogerions un droit de cuissage, oublieux de nos tenues moulantes qui, une fois les cales posées sur le bitume, ont perdues bien du panache.
Qu’est-ce qui nous pousse à avancer ? Cela a tout juste un peu plus de sens que de s’arrêter ou de rebrousser chemin. Le goût de l’anecdote, l’humour et l’optimisme nous font prendre les galères pour une couche de vernis sur notre légende personnelle. Au fil des kilomètres, nos yeux s’aiguisent, immortalisent ces panneaux décalés, ces contrastes que nous ne pouvons continuellement photographier. Alors nous imprimons sur nos rétines ce que nous raconterons autour d’une bière, ou sur le papier ligné d’un carnet de poche. Laurent Laporte casse sa pédale à 10km de Bruges, et franchit la porte fortifiée en pédalant d’une jambe ? C’est une tournée d’Akerbeltz votée à l’unanimité de nos amis pour le plaisir de l’entendre raconter l’histoire.
Franchir les portes de Bruges donc, y errer parmi les touristes, rebrousser les sens interdits, et puis échouer dans les courants d’air d’une terrasse pour y entrechoquer deux pintes qui valent toutes les médailles d’or. Le soir tombe, le temps ne laisse plus de place à l’erreur. Il faut se restaurer. Mais où ? Ce sera Breydel de Coninc. Une table nous est réservée à l’étage, nous nous y installons dans nos maillots Rapha, commandons une Westmalle Brune, des scampi’s et deux homards sans un regard pour le prix, avec une spontanéité qui nous étonne encore. Le plat est délicieux, cela ne fait aucun doute, mais seule la situation s’inscrit dans ma mémoire. L’allure de banquet pantagruélique est accentuée par tout l’attirail nécessaire à la dégustation du homard : bavoirs, pinces, piques et saladiers, auxquels s’ajoutent de nouvelles bières. Dans l’assiette, la bête est disséquée, fendue comme nos sourires. Les fourchettes dardent ces chairs blanches baignées de beurre et les pinces éclatent sous les mâchoires du casse-noix. Nous nous gorgeons de leur contenu avec la réjouissante paillardise des sujets de Bruegel l’Ancien. Heureusement que le lycra est une matière élastique.
Gonflés, saouls, repus, la réalité s’abat sur nous comme la nuit sur les canaux. Nous retraversons ces derniers en direction d’une auberge extérieure. Nous errons au chant des crapauds, balayant de nos phares une rue que bordent des chantiers sans fin. Les kilomètres défilent. Toujours rien. Laurent trouble une inquiétante réunion qui a lieu dans un cabanon. Dieu merci, ces conspirateurs flamands ne sortent nul coutelas mais nous confortent sur notre route. Il est près de minuit. Ce qui ressemble à notre motel n’est que porte close depuis plusieurs heures. Quelqu’un se roule une cigarette en regardant la nuit sur le canal. Grâce à ce bon samaritain aux airs de péril jeune nous entrons dans l’auberge avec nos vélos et volons une paire de draps pour nous en servir de serviette éponge. Douchés, nous ressortons sur la terrasse et dégotons un distributeur de Duvel. Le sommeil nous cueille. La crève sonnera le réveil.
Sans un regard en arrière, nous traversons les polders avec l’allure de retraités. Dans nos roues, un petit lapin détale. Nous l’imaginons annoncer à ses pairs : « c’est le Redingote-Express ! C’est le Redingote-Express ! » et nous franchissons notre seconde frontière en trois jours, photo à l’appui. A quoi ressemblera Sluis ? Nous sommes partis sans même nous poser la question. Est-ce une ZAC ? Une sorte de Disneyland de la braderie ? Le temple de la débauche et du divertissement criard ? Rien de tout cela. Ce mignon petit village borde une rivière, les vieux s’y promènent en amoureux et les enfants courent sur les pavés, rappelés à l’ordre par leurs parents en Ralph Lauren rose ou vert tendre. Nous empruntons une rue pittoresque et nous arrêtons devant Frans Boone qui vient d’ouvrir. Depuis l’intérieur, il devine que nous sommes les deux cyclistes parisiens qui lui ont envoyé un mail trois jours avant. Dans son arrière-boutique, Laurent devient littéralement fou. Je suis plutôt amusé de découvrir cet univers dont je ne connais que les grandes lignes. Je passe des costumes de tweed par dessus mon maillot rose et mon cuissard, plonge mes mains tâchées de cambouis dans des mérinos John Smedley et des cachemires Aspesi, essaye d’imaginer l’effet d’une pochette Cucinelli malgré l’absence de poche de mon jersey. J’ai fait 400 bornes pour le prétexte d’un costume italien dont le fabriquant m’était inconnu une semaine avant. Pourquoi avoir tracé droit vers le Nord ? Pour l’illusion d’y trouver un produit dont je n’ai pas l’usage concret, le besoin, ou même le réel désir ? L’idée d’essayer de riches lainages sans avoir débotté mes Mavic à semelles de carbone depuis trois jours me paraissait suffisante. Après tout, cela vaut bien la pointe d’un couteau sur une carte routière, un doigt pointé au hasard d’une mappemonde.

Par Foucauld

(Ce texte a été écrit pour le blog du Redingote-Express, après être parti à vélo pour les Pays Bas en compagnie de Laurent Laporte de Where is the Cool ?)

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Que cherchons-nous ?

Friday, July 11, 2014

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Il faut nous voir déserter nos lits avant le chant du coq. En cuissard dans la cuisine, nous ingurgitons des œufs frits alors que demeure sur nos langues le goût du dernier whisky. Nous avons toujours un moment de doute quand le réveil sonne, que les fourchetées ne passent pas, mais il se dissipe immanquablement dès que nous sommes dehors, tous ensemble, malgré l’averse qui courbe nos échines.
Que cherchons-nous à vélo ? Ce n’est pas la performance, la vitesse ou l’ascension, même si nous aimons ces aspects concrets, ces symboles. Ce n’est pas non plus la soif de découverte : cela nous intéresse-t-il de voir si le lilas a fleuri à Chaville, le long des murs en meulière ? Il ne s’agit pas non plus de mériter quoi que ce soit ; ni bière, ni repas pantagruélique. Pendant l’effort, la perspective d’une viande grasse nous fait parfois avancer, mais plus l’arrivée est proche, et plus elle se dissipe. Alors, pourquoi tous ces kilomètres qui nous laissent complétement vide ?
Toute la semaine, nous avons l’âme de lycéens pensionnaires qui attendent la libération. Le dimanche venu, nous séchons la messe et avalons la distance du matin jusqu’au soir, au bord de l’indigestion. Sous la douche, nous semblons rassasiés par ces week-ends, mais dès que le lundi pointe son nez, nos esprits sont ailleurs, oublieux des pourcentages cruels, des vents de face et des crevaisons lentes.
La route vient nous replacer sur de bons rails, ceux des rêves d’enfant, de l’instinct, de notre nature. La vie, les études, le travail nous en avaient écarté. L’homme n’est pas un animal sédentaire. Ses yeux ne sont pas faits pour se brûler aux écrans de cristaux liquides, mais pour contempler le bal des cumulus, le vent dans le colza de la Beauce, le bitume qui défile. En roulant, l’homme élargit sa vie, précise son territoire. Il fait son Grand Paris à lui, pousse les murs de son esprit en franchissant le périphérique. Lorsqu’il pédale sans savoir quand il rentrera, s’il faut tourner à droite ou à gauche, il rend hommage à l’enfant qui lisait Nicolas Vanier, ou rattrape ce jeune actif qui termine un livre de Nicolas Bouvier pour s’échapper de l’open-space. Ah, nous autres jeunes actifs ! Actifs mais jusque-là si immobiles. Comment peut-on qualifier ainsi des gens si sédentaires ? Nous avons déjà voyagé dites-vous ? Mais les low-cost ne vaudront jamais la route ! On ne peut pas voir la planète avec quelque chose qui lui nuit, on ne fait que la consommer.
Désormais, fini le temps de l’attente, de l’attente d’un ordre ou d’un coup de fil, du bon vouloir de la fortune et des petits chefs. La route permet de revenir à l’essentiel. Avec elle, il n’est plus question de se battre pour être la première ou dernière roue du carrosse, ni même de prendre la place du cocher, mais bien d’être ce cheval qui aurait rongé sa longe ou son harnais. La route nous rend disponible à nous-même.
Nous ne sommes pas comme nos aînés les MAMILS, ces middle-aged men in lycra qui cherchent à se prouver quelque chose en se mettant au sport. Nous ne sortons pas à vélo comme on sort un chien dans la rue, un hamster dans sa roue, un taulard dans la cour. Nous ne pédalons pas pour nous défouler : l’acte ne serait qu’un temps mort, toujours trop vain. De ces MAMILS, nous partageons l’intensité de leur passion de néophytes, mais nous n’avons rien à nous prouver. Ou peut-être que si : nous cherchons la preuve que nous sommes encore libres.
Le vélo nous hante. Il nous hante par son histoire, et celle qu’il faut écrire. Peut-être parce qu’il est à l’image de la vie, mais d’une vie épurée d’un certain superflu, rendue à l’essentiel. Un essentiel d’effort et de joies, de difficultés et de récompenses, de solitude et d’amitié. La route aiguise l’œil et l’oreille. En venant nous bousculer dans nos habitudes, en nous astreignant à avancer, elle nous oblige à justifier l’instant, à cueillir la moindre anecdote le long du fossé. Il peut s’agir de l’image tenace d’un ciel menaçant s’inscrivant sur notre rétine, du chandail Les Shadoks d’un pompiste de départementale ou du bon mot de l’un des coureurs.
Le vélo nous nourrit de nous même et des autres, et ce que l’on peut en faire de mieux c’est d’en tirer des histoires ; les plus belles possibles, malgré nos pauvres mots. Des histoires qui ne toucheront certainement que nous, puisque nous lassons déjà nos proches lorsque nous parlons de notre passion. Mais peut-être toucherons-nous d’autres personnes, en leur donnant l’envie de faire de même, seuls ou avec nous ? A moins que nous leur offrions simplement le plaisir que procure la lecture, même celle du plus léger feuilleton.

Par Foucauld

(Ce texte a été écrit pour le blog du Redingote-Express, une équipe cycliste que j’ai créé avec ces messieurs de Redingote et Laurent Laporte de Where is the Cool ? pour courir la première édition de l’Eroica Britannia.)

(Photo : Paul VI et Felice Gimondi au départ du Giro d’Italia, le 16 mai 1974)

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Tronçons épars

Tuesday, April 22, 2014

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“Comment, après ces pages qui sont naturalistes en apparence, mais qui expriment avant tout l’inquiétude surnaturelle propre à notre époque, comment oserai-je me promener seul dans la nuit de Paris ? Déjà, je trouve des tronçons épars de moi-même dans les divers quartiers de ma ville natale ; aussi afin d’éviter de procéder à un de ces inventaires sentimentaux, à un de ces bilans du corps et du cœur dont chacun sent la nécessité, au moins une fois l’an, à l’entrée du printemps, je préfère me réfugier avec vous sous les lumières de la ville ; évitons la solitude obscure, propice à la levée en masse de nos fantômes ; fuyons vers notre prochain ; fuyons-nous : les agglomérations urbaines n’ont pas d’autre raison d’être.”

Paul Morand, préface de “Paris la Nuit” de Brassaï, 1932.

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La nuit habituelle

Monday, October 14, 2013

HediXandt_GodOfTheGrove

Les bus du soir ont des airs de film français, quand entrent des brunes en trench-coat dans le halo des plafonniers. Dehors, un fast-food caribéen met en lumière un homme qui avale goulument son plat de friture épicée. Il dévore plus qu’il ne dine, au point qu’on a l’impression que tout le monde chipote et mange sans avoir faim dans les restaurants plus policés. Le sourire plein de dents blanches et de chair, l’œil en extase, il m’apparait à la manière des clients du restaurant de Time Square où Bardamu prend son premier repas américain :

« Mais si on nous arrosait ainsi clients de tant de lumière profuse, si on nous extirpait pendant un moment de la nuit habituelle à notre condition, cela faisait partie d’un plan. Il avait son idée le propriétaire. Je me méfiais. Ça vous fait un drôle d’effet après tant de jours d’ombre d’être baigné d’un seul coup dans des torrents d’allumage. Moi, ça me procurait une sorte de petit délire supplémentaire. Il ne m’en fallait pas beaucoup, c’est vrai. »

(Louis-Ferdinand Céline, Voyage au Bout de la Nuit)

Image : Hedi Xandt, God Of the Grove

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Dry Martini

Tuesday, May 21, 2013

AA_LeaSeydoux

Les appareils photo de téléphone ne permettaient pas de rendre l’atmosphère créée par les bougies. Un jazz idéal berçait les esprits que six mesures de gin et une de Noilly Prat avaient mis en bonnes dispositions. Nous étions un tableau de Georges de la Tour au sujet étonnant. L’une avait trempé le coin d’une serviette dans sa vodka martini et tapotait un illusoire bouton d’acné qui ne fleurissait pas encore sur le menton de l’autre. Elles avaient dans l’œil la touchante naïveté des petites filles. L’établissement fermait plus tôt que prévu. Sous la pluie, les milanaises laçaient leurs fines chevilles de bottines prolétaires qui leur donnaient un air inquiet et résigné ; celui de ceux qu’on pousse à l’exil malgré eux.

Par Foucauld

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Aller-retour

Monday, April 15, 2013

JeVousSalitMaRue

Les vues sur cour et les lumières artificielles m’abiment la vue comme l’étroitesse des prisons réduit les aptitudes visuelles des taulards. L’écran est aux idées ce que les lampes bleutées sont aux insectes : un anti. Ça grésille et puis plus rien.
Redécouvrir une perspective d’immeuble m’éblouit. Je devrais prendre cela pour un avertissement mais je n’en ai pas pour autant des envies de campagne. Ce soir, le bruit du bitume sous mes semelles m’est d’un agrément. Sentir sa rugosité qu’il faudrait combler d’uréthane, le gratter de la Church’s sans chercher ni terre, ni aucune plage, malgré les envies de pavés dans la mare. Humer l’air des terrasses, le houblon des happy hours, tourner les talons et rentrer pour le parfum de l’encre.

Par Foucauld

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Des ciels qui partent

Tuesday, February 26, 2013

Sassoferrato_LaViergeAdorantLEnfantJesus

Dans les paquets de vent, ivre de Paris, tes grands airs abandonnés aux bourrasques, tu sens que la source n’est pas tarie. Pousser jusqu’au Louvre, revoir en peinture les ciels de Venise. Oui, Venise, la lagune, et des ciels qui partent.
De l’œil tu cherches des lueurs qui seraient celles de la lune, mais la vitre du train ne renvoie que ton reflet en costume. Tout à l’heure tu as découvert Sassoferrato et aucun Google n’en rendra jamais les couleurs.

Par Foucauld

(Giovanni Battista Salvi dit il Sassoferrato : La Vierge adorant l’Enfant Jésus)

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Liqueur

Thursday, February 21, 2013

Casta_Perle

« Quand vous en reviendrez, de ces vacances, quand vous vous retrouverez à Paris entre les rouleaux de cette vie dure qui vous reprendra, qui vous laminera, où vous installerez-vous ? Dans dix ans, que restera-t-il de vous, de cette entente, de cette joie qui nie la fatigue, qui en fait une délicieuse liqueur que vous commencez déjà à savourer ? »

Michel Butor, La Modification

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