L’ossature de l’existence

Saturday, January 26, 2013

13thwitnes

« Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.»

Nicolas Bouvier, la route d’Anatolie dans L’Usage du Monde

(Photo : 13thWitness)

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Des cylones d’âme

Saturday, January 19, 2013

Doherty_Barat-Ashtray

« Ceux-là avaient, dans l’Italie, dans l’Allemagne, dans les Flandres surtout, clamé les blanches ampleurs des âmes saintes ; dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtres surgissaient en des postures prises sur le vif, d’une réalité subjugante et sûre ; et de ces gens à têtes parfois laides mais puissamment évoquées dans leurs ensembles, émanaient des joies célestes, des détresses aiguës, des bonaces d’esprit, des cyclones d’âme. »

Joris-Karl Huysmans, Là-Bas

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ils se criaient leurs œuvres

Friday, December 14, 2012

« Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés par conséquent, mais arrivés ; affamés de considération ils singeaient le haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient des soirées en habit noirs, ne parlaient que de droit d’auteurs et d’éditions, s’entretenaient de pièce de théâtre, faisaient sonner l’argent.
Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds. C’était la racaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tous en s’exécrant, ils se criaient leurs œuvres, publiaient leur génie, s’extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaient leur fiel. »

Joris Karl Huysmans, Là-bas.

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Ses jolis petons

Friday, December 7, 2012

« Que puis-je contre moi-même ? Rien ! Et la beauté me fera toujours mordre la poussière, elle me passera sur le corps pour ne pas salir ses jolis petons, elle me fera sangloter… Ignoble, je sais ! Je la place au-dessus du talent car le talent agit sur le monde, alors que la beauté l’illumine. »

Edouard Limonov, Histoire de son serviteur

(Photo : Lara Stone par Alasdair McLellan)

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Écorché

Friday, November 30, 2012

Saint Barthélemy a inscrit dans les traits de son visage écorché toute la douleur du monde, le renoncement, le pardon. Dignement drapé de sa peau, les mollets sculptés comme par des heures d’entraînement au Velodromo Vigorelli, il tient un livre. Que lit-on quand on est écorché ? Les Saintes Écritures ? Proust sur son lit d’hôpital ? Le premier San Antonio venu ? Païen, il pourrait rappeler la Brise Marine de Mallarmé. « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. »

Par Foucauld

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Le domaine des dieux

Wednesday, November 28, 2012

Dans la caserne XXIV Maggio, l’Or du Rhin retentit dans une enfilade de pièces sombres, peintes d’un bleu délavé. Cyprien Gaillard y expose à l’initiative de la Fondazione Nicola Trussardi. Destructions de tours, plongeons initiatiques, et compositions de polaroids plantent un domaine des dieux artistique, comme si l’artiste revisitait l’album d’Astérix dans une version contemporaine.
Nous sommes entre les murs de l’ancienne boulangerie militaire qui alimentait toutes les garnisons de Lombardie jusqu’en 2005 et permit de nourrir la ville pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans les années soixante, les minettes affluaient à ses portes pour tenter d’y apercevoir Adriano Celentano venu répondre à l’appel du service national. Johnny ou Booba, chaque pays et chaque génération a son Elvis.
Plus tard, sous la flamme de gaz d’une terrasse couverte, deux femmes discutent devant un spritz et, distraites, déposent frénétiquement les cendres de leurs cigarettes dans la coupelle d’olives vertes. Je ricane puis replonge dans mon livre.

« Et déjà, alors qu’elle ne faisait que se tenir là, dans ses vêtements bien coupés, cela commençait… Les gens commençaient à la comparer à un peuplier, à l’aube matinale, à une jacinthe, à un faon, à de l’eau vive, à un lys dans un jardin ; et cela lui était un fardeau – car elle préférait de beaucoup qu’on la laisse vivre à sa guise à la campagne, mais il fallait qu’on la compare à un lys et qu’elle aille à des soirées, et Londres était si pesant à côté de la solitude à la campagne avec son père et les chiens. »

Par Foucauld + un extrait de Mrs Dalloway de Virginia Woolf

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Jusqu’à plus soif

Monday, November 26, 2012

L’horloge du Conseil d’État brille d’un blanc de lune. La petite aiguille pointe le chiffre cinq et mon taxi file. Plus loin, les baraques du marché de Noël des Champs-Élysées me donnent des pulsions pyromanes comme celles de Betty dans 37°2. Brouillard. Depuis le hublot, des bâtiments au ras des pâquerettes ont des airs de petit Manhattan. Décollage. Lecture. Ces dernières lignes du Dans Ma Bouche de François Simon :

« C’est curieux le désert tout de même. On doit pouvoir y marcher longtemps, la bouche veule, jamais satisfaite. Jusqu’à plus soif. »

Par Foucauld

(Photo : Mitch Payne)

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Un monde sans figure

Sunday, November 18, 2012

Rue Berger, une solide clocharde marche tête baissée, en cape de pluie. Elle tire avidement sur son clope, avant d’exhaler comme une Pacific 231. Ses bras vigoureux dépassent des non-manches du poncho et tiennent deux sacs en plastique recyclables. Je ne vois pas ses yeux.
Plus loin, un homme se tient face à la rambarde qui surplombe les escalators Pont-Neuf. Il est coiffé d’un chapeau ceint d’une bande léopard. Plume en main, il semble dessiner, mais rien ne bouge, comme s’il s’était endormi sur son croquis.
Plus loin encore, un autre homme est également sans figure. Coiffé d’une capuche, il enfouit son visage dans les flancs d’un chiot, tout étonné de surplomber un si gros corps.
Dans mon verre, le Hibiki affiche fièrement sa majorité internationale. C’est jeune pour un humain mais canonique en année chien.

Par Foucauld

« Mais si beaux que soient le jour, les arbres, l’herbe, la petite fille en rose, Peter ne voyait rien de tout cela. Il mettait ses lunettes si elle le lui demandait ; il regardait. C’était l’état du monde qui l’intéressait ; Wagner, la poésie de Pope, et sempiternellement la personnalité des gens et les défauts de son âme à elle. »

(Virginia Woolf, Mrs Dalloway)

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Des reflets de l’âme…

Wednesday, November 7, 2012

Sa pince à cravate est une aberration. Oui vraiment, quel drôle d’objet. S’il suffit d’apercevoir les souliers d’un homme pour deviner le reste de sa mise, un simple coup d’œil aux ornements de ce bijou épargne les hurlements du reste : licences Cardin et Lapidus de bazar. Cramponné à mon livre de poche, je supplie le ciel pour qu’il ne dégaine pas une tablette. Il n’en fait rien et se contente d’un dossier qu’il sort de sa serviette… Lapidus.
En quittant le RER, j’évite une flaque qui provient d’une fuite au plafond. Mélangée au sol, l’eau fait des traces qui me rappellent le vert-de-gris. C’est du poison, c’est du poison ! Si tu le touches tu vas mourir ! Je visse ma casquette et pense au tweed qui fêtera bientôt ses deux cents ans.

« Ah si seulement la main humaine pouvait ne créer que de telles œuvres sacrées, nécessaires, indemnes de toutes les souillures de l’intérêt et de la vanité ! Mais il n’en était pas ainsi, il le savait depuis longtemps. On pouvait aussi produire d’autres œuvres, de jolies choses ravissantes, exécutées avec une grande maîtrise pour la joie des amateurs d’art et l’ornement des églises et des hôtels de ville – de belles choses, bien sûr, mais non pas des choses saintes, non pas des reflets de l’âme. »

Par Foucauld + un extrait de Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse

 

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Un chien qui n’en démord pas

Wednesday, October 31, 2012

Je rentrais de la boxe, le vent mordait mes chevilles dénudées, la pression de mon index et de mon majeur sur la gâchette du frein arrière lançait le muscle meurtri de mon avant-bras. Après une douche, je m’emmitouflais dans mon chandail favori, passant outre les trous de mites et le coude grossièrement rapiécé. Bashung passait pour une caravane et les fichiers du troisième numéro de Passion arrivaient. Le louveteau des steppes sommeillait, tapis dans mon cœur. Il leva le museau pour l’enfouir aussitôt contre son ventre. Une sieste confortable, avant de descendre au bistrot d’en bas pour un coup de Côtes du Rhône.

Par Foucauld

« Tu avais en toi une vision de l’existence, une foi, une exigence. Tu étais prêt à t’engager, à souffrir, à faire des sacrifices. Mais petit à petit, tu as remarqué que le monde n’exigeait de ta part aucun engagement, aucun sacrifice, aucune attitude de ce genre. Tu l’as compris : l’existence n’est pas une épopée avec des héros et autres grands personnages ; elle ressemble au contraire à un joli petit salon bourgeois où l’on se satisfait pleinement de manger et de boire, de déguster le café en tricotant des chaussettes, de jouer au tarot en écoutant la radio. Quand à celui qui est animé de désirs, qui porte en lui autre chose, la grandeur héroïque et le sublime, le culte des grands poètes ou celui des saints, c’est un fou et un Don Quichotte. »

Hermann Hesse, Le Loup des steppes

 

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