Que cherchons-nous ?

Friday, July 11, 2014

Paul_VI_Gimondi_16Mai1974

Il faut nous voir déserter nos lits avant le chant du coq. En cuissard dans la cuisine, nous ingurgitons des œufs frits alors que demeure sur nos langues le goût du dernier whisky. Nous avons toujours un moment de doute quand le réveil sonne, que les fourchetées ne passent pas, mais il se dissipe immanquablement dès que nous sommes dehors, tous ensemble, malgré l’averse qui courbe nos échines.
Que cherchons-nous à vélo ? Ce n’est pas la performance, la vitesse ou l’ascension, même si nous aimons ces aspects concrets, ces symboles. Ce n’est pas non plus la soif de découverte : cela nous intéresse-t-il de voir si le lilas a fleuri à Chaville, le long des murs en meulière ? Il ne s’agit pas non plus de mériter quoi que ce soit ; ni bière, ni repas pantagruélique. Pendant l’effort, la perspective d’une viande grasse nous fait parfois avancer, mais plus l’arrivée est proche, et plus elle se dissipe. Alors, pourquoi tous ces kilomètres qui nous laissent complétement vide ?
Toute la semaine, nous avons l’âme de lycéens pensionnaires qui attendent la libération. Le dimanche venu, nous séchons la messe et avalons la distance du matin jusqu’au soir, au bord de l’indigestion. Sous la douche, nous semblons rassasiés par ces week-ends, mais dès que le lundi pointe son nez, nos esprits sont ailleurs, oublieux des pourcentages cruels, des vents de face et des crevaisons lentes.
La route vient nous replacer sur de bons rails, ceux des rêves d’enfant, de l’instinct, de notre nature. La vie, les études, le travail nous en avaient écarté. L’homme n’est pas un animal sédentaire. Ses yeux ne sont pas faits pour se brûler aux écrans de cristaux liquides, mais pour contempler le bal des cumulus, le vent dans le colza de la Beauce, le bitume qui défile. En roulant, l’homme élargit sa vie, précise son territoire. Il fait son Grand Paris à lui, pousse les murs de son esprit en franchissant le périphérique. Lorsqu’il pédale sans savoir quand il rentrera, s’il faut tourner à droite ou à gauche, il rend hommage à l’enfant qui lisait Nicolas Vanier, ou rattrape ce jeune actif qui termine un livre de Nicolas Bouvier pour s’échapper de l’open-space. Ah, nous autres jeunes actifs ! Actifs mais jusque-là si immobiles. Comment peut-on qualifier ainsi des gens si sédentaires ? Nous avons déjà voyagé dites-vous ? Mais les low-cost ne vaudront jamais la route ! On ne peut pas voir la planète avec quelque chose qui lui nuit, on ne fait que la consommer.
Désormais, fini le temps de l’attente, de l’attente d’un ordre ou d’un coup de fil, du bon vouloir de la fortune et des petits chefs. La route permet de revenir à l’essentiel. Avec elle, il n’est plus question de se battre pour être la première ou dernière roue du carrosse, ni même de prendre la place du cocher, mais bien d’être ce cheval qui aurait rongé sa longe ou son harnais. La route nous rend disponible à nous-même.
Nous ne sommes pas comme nos aînés les MAMILS, ces middle-aged men in lycra qui cherchent à se prouver quelque chose en se mettant au sport. Nous ne sortons pas à vélo comme on sort un chien dans la rue, un hamster dans sa roue, un taulard dans la cour. Nous ne pédalons pas pour nous défouler : l’acte ne serait qu’un temps mort, toujours trop vain. De ces MAMILS, nous partageons l’intensité de leur passion de néophytes, mais nous n’avons rien à nous prouver. Ou peut-être que si : nous cherchons la preuve que nous sommes encore libres.
Le vélo nous hante. Il nous hante par son histoire, et celle qu’il faut écrire. Peut-être parce qu’il est à l’image de la vie, mais d’une vie épurée d’un certain superflu, rendue à l’essentiel. Un essentiel d’effort et de joies, de difficultés et de récompenses, de solitude et d’amitié. La route aiguise l’œil et l’oreille. En venant nous bousculer dans nos habitudes, en nous astreignant à avancer, elle nous oblige à justifier l’instant, à cueillir la moindre anecdote le long du fossé. Il peut s’agir de l’image tenace d’un ciel menaçant s’inscrivant sur notre rétine, du chandail Les Shadoks d’un pompiste de départementale ou du bon mot de l’un des coureurs.
Le vélo nous nourrit de nous même et des autres, et ce que l’on peut en faire de mieux c’est d’en tirer des histoires ; les plus belles possibles, malgré nos pauvres mots. Des histoires qui ne toucheront certainement que nous, puisque nous lassons déjà nos proches lorsque nous parlons de notre passion. Mais peut-être toucherons-nous d’autres personnes, en leur donnant l’envie de faire de même, seuls ou avec nous ? A moins que nous leur offrions simplement le plaisir que procure la lecture, même celle du plus léger feuilleton.

Par Foucauld

(Ce texte a été écrit pour le blog du Redingote-Express, une équipe cycliste que j’ai créé avec ces messieurs de Redingote et Laurent Laporte de Where is the Cool ? pour courir la première édition de l’Eroica Britannia.)

(Photo : Paul VI et Felice Gimondi au départ du Giro d’Italia, le 16 mai 1974)

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