Paris-Göteborg

Wednesday, October 8, 2014

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Au mois de juillet, j’ai quitté Paris à vélo pour rejoindre Göteborg. Mon journal de bord a été publié par le groupe FAUVE dans son fanzine Chronogramme, vendu à l’occasion de son dernier concert parisien. En voici la teneur.

 

Première étape / Paris – Montbrehain (Picardie)

5h30, le réveil me trouve éveillé. Qui peut se targuer de parvenir à dormir la veille d’un voyage ? Je me lève face à une perspective vertigineuse, celle de couvrir les 1600 kilomètres qui séparent Paris de Göteborg, à la force de la pédale. Presque un demi Tour de France avec des compagnons de galère que je connais à peine. Jules, Antonin, Gérald, Léo, Foucauld, dix jours dans le même bateau : un pédalo de carbone lancé sur les routes d’Europe. Qu’en sortira-t-il ? Des phrases ? La première me traverse l’esprit en passant par la forêt de Compiègne : pour nous, il n’y a pas d’armistice. Des images, déjà ? Celles de nos installations bigarrées : une caisse et des sacs plastique en guise de sacoches, une panoplie complète acquise à grands frais, des boudins de marine maladroitement ficelés. Il y a aussi des visages. Ceux de nos hôtes d’un soir, qui nous accueillent sans nous connaître, nous offrent le gite et un somptueux couvert. Pourquoi ? Par solidarité, par goût de la découverte et de l’échange.

 

Deuxième étape/ Montbrehain (Picardie) – Bruxelles (Manoir des Fils)

Qu’est-ce qui différencie un cycliste du dimanche de ce que nous sommes désormais ? Le premier n’est pas contraint de remonter en selle le lundi. C’est l’heure du tout premier bilan. Genoux, bécanes, détermination… Tiendra ? Tiendra pas ?
Au creux d’une route en montagnes russes, nous nous demandons dans quoi nous sommes embarqués. Heureusement, chacun garde ses impressions.
Pourquoi être parti ? Pour être au cœur de quelque chose qui paraît plus grand que soi, pour ce qu’il en sortira. Les histoires que l’on écrit ainsi sont des exploits que personne ne peut nous enlever.
Dans les descentes, Gérald lâche les pédales dont il n’est plus capable d’assurer la cadence. Il pose alors les pieds sur la barre supérieure du cadre, comme un singe savant, et laisse tourner son pignon fixe en priant pour que le souffle des poids-lourds ne le disperse pas dans le fossé. Un régime de banane est suspendu à son porte-bagage, un citron est calé sous sa selle. Les autres l’appellent le Druide…
Bruxelles enfin. Arrivée au Manoir des Fils. Dans cette collocation en accordéon, les membres vont, viennent et s’étirent. Tous sont marqués du sceau familial, sous les côtes, piqué à l’encre noire. Ici, la Jupiler n’a pas le temps de rafraichir car il faut vite célébrer l’amitié. La fête improvisée continue bien après que nous ayons sombré sur quelques matelas et canapés aux taches louches.

 

Troisième étape / Bruxelles – ‘s-Hertogenbosh (Pays-Bas)

La Flandre. Des éoliennes en guise de moulin. Contre quels moulins nous battons-nous ? La réponse manque de poésie : c’est avant tout le vent qui est notre adversaire. Un élément qui s’affronte de face. Qui se sacrifie en première ligne ? Les autres se collent dans sa roue, profitent de l’aspiration de cet abri en mouvement. On tourne, on prend son quart, on paye sa part.
Sous le cagnard, les plus téméraires pédalent torse nu. L’un des dos est tatoué d’une portée. Est-ce celle d’un hymne à la joie ou d’un cortège funèbre ? Vu notre cadence, ce doit être un air martial.
Arrivée en Hollande. L’eau nous est indispensable, bien plus que le confort d’un toit ou d’un matelas. Chaque jour, la route nous laisse une carapace de sueur et de crasse, mêlée d’huile solaire et d’insectes écrasés. Une croûte de sel strie notre visage et nos vêtements. Lorsque nous les rinçons à la faveur d’un lavabo bouché, l’eau devient noire. Immédiatement.

 

Quatrième étape / ‘s-Hertogenbosch – Halle (Allemagne)

Si les coureurs ont naturellement du mal à partir, qu’en est-il lorsque leur monture s’en mêle ? Ma roue arrière est à plat. Rustine, coups de pompe. Notre hôte nous escorte jusqu’à la prochaine intersection. Son vélo hollandais lui donne un air de géant. S’il pouvait nous servir de paravent… Nous traversons des polders, prenons des bacs, passons d’une digue l’autre et nous perdons plusieurs fois. Chaque arrêt est un cauchemar. Nous nous liquéfions. J’ouvre mon maillot en grand. Une médaille de Saint Christophe danse dans mes poils de torse. Notre moyenne est ridicule. Nous n’avons d’autre choix que d’avancer sur ce qui s’annonce comme notre plus grosse étape, faute de logement dans le no man’s land de ces terres frontalières. Nous hésitons sur les directions à prendre. Deux boudent, les trois autres prennent les choses en main et tous pédalent à vive allure dans la lumière du soir. Le soleil se meurt dans les champs moissonnés. Nous franchissons la barre des deux-cent kilomètres mais ne parvenons pas à trouver notre destination. Lorsqu’on vient nous ouvrir le chemin, nous nous lançons à la poursuite de la voiture comme après un Derny, et je pars à la faute dans les graviers. Je n’ai pas une égratignure, le vélo non plus. C’est un miracle. Fût de pils, débauche de barbaque. Qu’il est tard, et que la route est encore longue jusqu’en Suède !

 

Cinquième étape / Halle – Brême

Une étape à faire péter d’un coup de canon. Comment rompre la monotonie, éventrer la terre, se morceler le cervelet ? Où sont ces instants où l’on pétrit la matière, la matière grise ? Où les mots affluent tant et si bien qu’on en vient à mâcher l’air pour les digérer, les recracher, les donner à d’autres en becquées, dans un texte ou un aphorisme ? Pourtant nous ne sommes ni machine, ni légume puisque nous avons conscience de cet état de neutralité. Alors nous aspirons la route comme une plâtrée sans saveur, nous ruminons ces champs. Pfff…. Mélasse.
A la lisière de Brême, un parc, des marais, et des faisans qui n’ont pas peur de nos dérapages. Nous sommes accueillis chez Fabio, un brésilien rondouillard qui pince la cuisse d’Antonin lorsqu’il monte l’escalier… Le cœur de la ville bat dans les biergartens. Les filles défilent et les yeux des garçons font l’essuie-glace. Il faut goûter les spécialités. Les käse spätzle pèsent lourd dans nos estomacs saturés de barres énergétiques, et le mass de weißbier ne passe plus. Nous rentrons nous coucher à même le sol du salon, déclinant la proposition de Fabio de dormir avec lui dans son lit…

 

Sixième étape / Brême-Hambourg

Fabio a l’air triste de nous laisser partir. Malheureusement pour lui, la route a davantage de charmes à nous offrir. L’asphalte défile et de sombres forêts rompent enfin avec les plaines habituelles. Aux portes de Hambourg, nous nous arrêtons dans un verger. Une dame nous offre un cornet de tomates cerises et des petits concombres. De la générosité en guise d’encouragements.
Surs les rives de l’Elbe, deux jeunes sifflent des canettes qu’ils accompagnent de nourritures grasses. Derrière eux, ce graffiti : « Deine mutter ist auch deine tante ». Je ressens un certain apaisement, celui que provoquent les eaux passantes et le bal des bateaux. Certains transportent de monstrueux containers, d’autres promènent des pêcheurs à la recherche de quiétude dominicale. Un Fils exilé nous ouvre son jardin en même temps qu’une bière fraiche. Le houblon est ce juge de paix qui apaise les tensions engendrées par notre train d’enfer, le manque de confort et la continuelle promiscuité.

 

Journée de repos / Hambourg

Qu’il est doux de rouler lentement, sans sacoche, au gré de ce que nous inspirent les ruelles ! Nous vadrouillons entre les bâtiments industriels et portuaires, revisités ou non, et finissons dans le Planten un Blomen. J’écris au bord d’un bassin rempli de nénuphars. Mon écriture vient buter dans les angles. Manque de fluidité, poignet bloqué. Cric, crac. Arrondis impossibles. Alors la mine sautille, gratte, bloque. Fil discontinu. Elle se rattrape, rattrape le temps perdu, les jours stériles,

 

Septième étape / Hambourg – Rødby (Danemark)

Les villages défilent. Je suis leur progression sur le porte-carte de ma sacoche de guidon. Soudain, la mer. Nous sommes encore loin de Göteborg mais nous avons la sensation d’être au bout de la piste. Pendant que certains font les courses, je discute avec une vieille dame. Les sourires pallient le manque de vocabulaire.
Nous partons vers le Danemark. Le vent est horriblement fort. A l’avant, Jules se sent des jambes de feu. Le peloton éclate. Nous passons un pont immense, trop vite pour en profiter. Antonin sort de sa réserve, les bras posés sur ses prolongateurs de carbone. Le gruppetto s’accroche et nous chargeons les échappés dans la ligne droite qui mène à l’embarcadère. Nos bras et nos jambes luisent d’une sueur dorée à laquelle des moucherons restent collés.
Alors qu’on nous somme d’embarquer, nous repérons deux cyclotouristes bien plus chargés que nous. « Ah mais vous êtes français ! » Le ferry nous engouffre tous ensemble. Questions d’usage : d’où êtes vous partis ? Où allez vous ? Vous ne voulez pas qu’on discute de tout ça autour d’une bière ? En pleine mer, nous décapsulons une Tuborg et trinquons. Dans cette époque où les étés sont des hivers précoces, les cigales auraient tort de se priver de chanter. Nous décidons de rester groupés et débarquons un peu éméchés, au point de partir sur l’autoroute.
Rødby est un village fantôme. Malgré la nuit et le froid qui arrivent, nous nous rinçons à poil dans une fontaine et retrouvons la campagne à la lueur de nos lampes frontales. Nous empruntons un chemin pierreux et nous étendons tous les sept dans les blés couchés de la bordure d’un champ. Depuis combien d’années n’ai-je pas dormi à la belle étoile ? Quinze ans au moins…

 

Huitième étape / Rødby – Copenhague

Lorsque nous nous réveillons, le fermier est déjà à l’ouvrage. Il vient dans notre direction. Panique. Nous achevons nos sacs dans le chemin, en même temps qu’un reste de pizza à la saucisse. Nos deux groupes se séparent. J’ai du mal à me remettre en ordre de marche. Il me faudrait un café mais il n’y a pas l’ombre d’un comptoir. Le vent est de face, la journée s’annonce difficile. Un scooter nous dépasse. Nous sautons dans sa roue, jusqu’à ce qu’il décide d’inverser les rôles. Etrange. L’homme aurait-il encore l’avantage sur le moteur à explosion ?
Copenhague est un réel soulagement, et ses eaux nous libèrent d’une journée difficile. Tous plongent dans la mer mais je préfère contempler le soleil couchant, les barques qui passent. Malgré le soleil qui nous aveugle, nous percevons l’anomalie de ceux qui nous entourent : aucun n’est laid. Notre hôte est une étudiante italienne. Cinq garçons inconnus chez elle… les filles du XXIe siècle n’ont pas peur. Nous partageons des Tuborg en parlant d’une certaine vie faite de fêtes et de festivals, de voyages et d’amitiés internationales. Ces villes que nous traversons sont des promesses de retour.

 

Neuvième étape / Copenhague-Halmstad (Suède)

La côte danoise est une bénédiction où nulle verrue immobilière ne vient perturber la blanche harmonie des villas. Assis sur le pont supérieur d’un ferry, nous grignotons du chocolat en attendant l’instant où le vent complice soulèvera la jupe d’une jeune fille. Le soleil fait fondre les derniers carrés de praliné mais nos yeux filous sont récompensés. Nous franchissons notre ultime frontière et courons vers la mer. Les suédoises célèbrent l’été revenu. Nous les regardons courir en mangeant nos harengs à la pointe du couteau. Comme des permissionnaires dans un harem, nous ne savons plus où donner de la tête. Les mythes de nos pères n’en sont pas. Nous sommes au paradis.
Eden ou ailleurs, la route continue, encore, toujours. Au loin, nous apercevons une colline et lançons les paris. Combien de kilomètres jusque là ? Six, huit, dix, tant que ça ? Nous sommes une file indienne de damnés, chercheurs d’or dans un bien pauvre Klondike. L’ascension, c’est le quart d’heure des maigres, ceux qui dansent quand les autres sont empêtrés dans leurs muscles ou leur graisse. Tant-pis pour les naufragés de la pente, trop couverts pour maintenir la tête hors des vagues de bosse. Nous basculons au sommet et le compteur s’emballe. 50, 60, 70… Où allons-nous dormir ? Halmstad a chassé la nature plus loin que nous le pensions. Nous trouvons des ruines qui semblent parfaites pour un campement. En les explorant à la frontale, nous découvrons qu’elles sont habitées par un clochard siphonné. Alors nous cherchons encore. Le découragement pointe son nez. Finalement, nous optons pour un petit bois, qui n’a d’autre utilité que de dissimuler le tas de fumier d’un jardin privé. Tant pis, cela fera bien l’affaire pour notre dernière nuit.

 

Dixième et dernière étape / Halmstad – Göteborg (terminus)

Nous nous extirpons de notre bosquet sans que personne ne nous voit. C’est notre dernier jour. J’aimerai trouver la vitesse de croisière d’un tortillard, bien que notre train ait davantage de prédispositions pour rivaliser avec le TGV. Au loin, Jules a repéré un cycliste. Il passe devant et fond sur lui comme la buse sur le surmulot. Peter, vient de Brooklyn où il est coursier. Lui non plus n’avait pas d’endroit pour la nuit. Alors, tel un gueux au Moyen Âge, il a ravivé le droit d’asile en dormant dans une église. Nous faisons route ensemble.
C’est étrange d’arriver. Je ressens l’appréhension des élèves de classes préparatoires à l’approche du concours pour lequel ils ont donné des années de leur vie. Malgré la fin imminente, certains hésitent à tout plaquer. A quoi bon aller au bout ? Que se passerait-il si je m’arrêtais là, sur le bord de la route, après 1600 kilomètres ? Quelques gouttes viennent humecter la chaussée. Les premières en dix jours. Le bruit des autoroutes se fait plus important. Nous arrivons vraiment. Les esprits s’échauffent, comme si un sprint final se préparait. Peter manque de se prendre une barrière. Nous guettons les signaux. Le nez sur son GSM, Antonin nous indique que notre couchsurfing est dans les parages. C’est ainsi que nous réalisons que nous sommes arrivés à Göteborg. Nous n’avons vu aucun panneau, aucune rupture. A quoi nous attendions-nous ? Une haie d’honneur ? Un lancer de pétales de rose par des jeunes filles fraiches et dodues ? Les arrivées nous désemparent. Nous pourrions tomber dans les bras les uns les autres mais nous ne trouvons qu’à nous serrer la main.
Devant l’appartement, la route s’achève, littéralement. Peter est avec nous. Notre hôte lui a proposé de l’accueillir pour la nuit. Nous accrochons nos montures et grimpons jusqu’au septième étage. Du balcon, nous contemplons la ville en tétant nos bidons. Nous avons perdu l’habitude de boire dans des verres. Nous sommes arrivés, il faut tout réapprendre. Ou tout recommencer.

 

Par Foucauld, 15-25 Juillet 2014

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