Le saut

Friday, October 26, 2012

« Nous constatons également qu’il avait une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l’aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l’astre massif et maternel de la bourgeoisie. »

Hermann Hesse, Le Loup des Steppes

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Respirer Paris, cela conserve l’âme…

Monday, October 1, 2012

La terrasse était couverte et je me demandais si c’était au rayon de soleil ou au chauffage extérieur que je devais un soudain sentiment de chaleur. Devant moi, une table pour quatre personnes couvait une flaque d’eau. Deux arbustes en pot la séparaient du reste de la rue. Ce devait être ce qu’on appelle communément des yuccas.
Le serveur m’apporta un pavé d’espadon et un tajine. Je fus presque agacé d’avoir à quitter mon carnet, bien que j’étais sortis déjeuner. J’eus une pensée pour Simenon lorsqu’il est en « besoin d’écrire » mais pris tout de même ma fourchette et piquai une figue confite.
Plus tard, je furetai chez les bouquinistes où m’attendait un vieux Paris Match. Jane y figurait en veuve éplorée par la mort de son ancien amant. Deux billets de cinq euros plus tard, il était en ma possession. Je continuais ma promenade en contemplant la couverture écornée et vint butter du genou contre une borne électrique. Elle dissimulait une phrase de Victor Hugo, gravée dans la pierre du mur perpendiculaire au Pont des Arts. « Respirer Paris, cela conserve l’âme » y disait le grand homme. Le poing levé en imprécations contre la capitale, je rendis coup pour coup à l’infortunée borne du talon de mes chaussures de curé.

Par Foucauld

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La non Vie de Patachon

Wednesday, August 8, 2012

Août a délesté le vent de ses bruits, la ville et ses parfums de bière me sont interdits. Du cinquième étage, je contemple la capitale, les yeux plissés. Mon regard patrouille sur une étendue de façades nues, puis saisit un aéroplane, en vain.
La lecture demeure constante. Le matin, elle saisit mes cheveux raréfiés pour me tirer la tête hors de l’eau. Le soir, elle cherche à m’assommer, tente de me plonger dans les abysses pour m’offrir le repos. Il ne viendra pas. Alors, tel Yves Adrien lorsqu’il appelle son ami Gen., j’ouvre un autre livre pour lui voler quelques minutes de son phrasé délicat et malade. Cette nuit, il s’agira de La Vie de Patachon de Pierre de Régnier.
Voici ce que dit Patachon, Emma de son prénom :

“… Puisque j’ai sacrifié mon âme à ma vie, puisque ce qu’on nomme ma beauté n’a jamais servi qu’à me rendre comique, puisque mes amants ne sauront jamais tous les trésors inemployés de mon obscure petite cervelle, puisque la longue tendresse de mon corps paresseux n’est prise que comme un petit plaisir, puisque mes yeux couleur de petit jour ne reflètent jamais que le désir des autres, il faut bien que je t’aime, ô Nuit, puisque je n’ai que toi pour penser.”

Par Foucauld

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Cette hargne discrète…

Tuesday, July 10, 2012

« L’existence avait perdu son allure inoffensive. Elle s’échappe d’elle-même pour aller se décharger dans un trou. Il y a, dans cette contraction, un silence infect. Ça fait comme une gorge de poulet. On a envie d’y passer le couteau, et de trancher ce qui glougloute. Et c’est vrai qu’en marchant toutes ces journées et ces nuits dans Paris, je voyais les corps différemment. Bien sûr, la plupart promènent accablés leur couenne éteinte. Il suffit de prendre le métro vers 18 heures, et de mastiquer dans l’entassement sa propre viande. Il suffit d’engager une conversation dans la rue, ou dans un café, juste après la fin du travail. Ils sont hargneux, comme tous ceux qu’on a lésés. Cette hargne, parfois, est discrète. Sous l’éventuel charme, elle gronde ; le sourire ne sait plus, il se tord un peu, la gêne va devenir méchante. Car la soumission calfeutre. Alors ils préfèrent vous dire en silence : n’attends rien, je n’ai pas le temps. »

Yannick Haenel, Cercle

(Photo : Kate Upton par Terry Richardson)

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Les grandes orgues

Thursday, June 21, 2012

Est-ce pour cadrer la musique que l’homme lui a dédié une fête ? Pour ne pas être en reste dans l’Empire du Bien, l’Église s’est emparée de ces agapes païennes en les portant à trente-six heures en Saint Eustache.
S’ils voulaient figurer sur l’affiche aux côtés de Fabrizio Moretti des Strokes ou Hey Hey My My, les musiciens devaient accepter une règle : interpréter une œuvre religieuse au cours de leur set. Sous deux spots d’une couleur dont on se sert d’ordinaire pour zigouiller les insectes, Flavien Berger laisse échapper un mantra, miaulement harmonieux qui rappelle ce que le chat d’Hippolyte Taine dit du chant des hommes : « jamais leur voix fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme […] »
Une fumée vient chatouiller mes narines. Moins lourde que l’encens, elle lui emprunte pourtant son côté entêtant. Comme tous les membres du public, je suis placé dos à l’autel, face aux grandes orgues qui nous surplombent. Tandis que les chants d’oiseaux me font oublier la cour des miracles, je lève les yeux vers ce que l’homme savait bâtir lorsqu’il cherchait à s’élever. Je me plais à croire que c’est la démarche de Flavien qui souhaitait gravir le Mont Saint Eustache pour y lire les lignes du temps.

Par Foucauld

(Photo : Viviane Sassen)

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Quelques belles matinées de juin…

Thursday, June 14, 2012

Alors nous poursuivions ainsi, encore, toujours, dans l’immensité des villes… Il pleuvait mais que nous en importait-il puisque nous étions déjà mouillés, de bières et d’autres choses ?
Les filandres du canard à l’orange se mêlaient aux alvéoles des Wasa Fibres. L’eau du robinet n’était pas des montagnes de l’Embrunais. La lumière jaune des lampadaires tentait de fixer les gouttes de pluie qui, déjà, étaient souillées par le caniveau. Mal abrité, je remontais le curseur de la fermeture éclair de mon cuir, en le pinçant de mes doigts gourds car la tirette était brisée, puis rentrait les épaules. La tête un peu trop penchée pour que la visière de ma casquette protège également mon livre, je retrouvais Chardonne…

«  Ces choses, d’autres encore, toutes périssables, me touchent plus que la vision à mon idée des temps futurs, morne durée traînant l’humanité sans cesse refondue, laquelle n’obtiendra rien que nous n’ayons déjà reçu : la vie et la mort, et quelques belles matinées de juin. »

Par Foucauld

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Schoolgirl Complex

Wednesday, June 13, 2012

Les sentiments se concentraient, cherchant leur voie en profondeur, presque sans issue ; parfois un jeune homme qui avait l’air de s’être trompé de famille s’enivrait d’un livre.

Jacques Chardonne, Le Ciel dans la Fenêtre

Photo : Schoolgirl Complex par Aoyama Yuki, via

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Ces lieux de nuit, de dimanche…

Tuesday, June 5, 2012

Lorsque le travail vous occupe une quinzaine d’heures par jour, que tous les magasins sont fermés les rares fois où vous courez les rues, vous vous voyez forcé de privilégier l’essentiel pour faire tourner la machine.
Trouver un peu de littérature ou des cigares correctement humidifiés devient une affaire compliquée. Alors, vous errez dans ces lieux de nuit, de dimanche, de jour férié.
Le Carrousel donne au Louvre des airs d’aéroport. Vous y déambulez sans pour autant dénicher ce que vous cherchez. Vous poussez jusqu’aux Champs que remontent les signes ostensibles de vulgarité. Au Drug’, Gris Clair de Serge Lutens bataille avec les Acqua di Parma. Un poignet chacun calme le jeu un instant. Presse internationale, quelques nouveaux romans pour surveiller l’époque, le plein de Double Coronas de Saint Luis Rey puis Fumoir, Whisky Sour, Mint Julep, Hustler…
Bruine, lettres, volutes, Paris !

Par Foucauld

(Image : Michel Houellebecq par Ulrich Lamsfuss, Galerie Daniel Templon)

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Royal Romance

Sunday, June 3, 2012

Je m’enrhumais sous la bise et pensais à ceux que le jour avait accueilli au Renate, à d’autres qui devaient promener leurs gueules de bois à Flower Market, à la bêtise du patron de l’établissement, son tutoiement prompt et son accent exaspérant. Il n’y avait personne en terrasse et une voix de femme m’a crié « alors, on se boit son petit jus d’orange tout seul ? ». Je ne la connaissais ni d’Ève ni d’Adam et elle m’a demandé si je pouvais lui offrir un verre d’eau, précisant l’économie du geste. Ensuite, elle s’est emparée de Royal Romance de Weyergans et a lu le quatrième de couverture à voix haute, en butant sur les mots. « Comme ça, je n’aurais pas besoin de l’acheter ! ». Puis elle est repartie clope au bec, la croupe triomphante, me laissant perplexe face à mes œufs qui refroidissaient.

Par Foucauld

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Donner le ton

Wednesday, May 30, 2012

Le week-end avait été ensoleillé et chacun partageait ses rougeurs à grand renfort d’Hipstamatic. Ah ça, on savait que les barbecues étaient de sortie, que les parcs étaient pleins et que l’astre diurne avait pointé le bout de son nez dans l’immensité des villes ! Puis, le lendemain, il avait fallu retourner à la mine.
Dans une ruelle semi-piétonne où les utilitaires disputent aux camions de poubelle le don de vous immobiliser, j’étais précédé par un coupé Mercedes flambant neuf. Une série de dos d’âne l’astreignait à retenir son allure et je pouvais apprécier divers reflets sur sa carrosserie d’un gris bleuté. Dans une position ridicule qui rappelait celle des copines de Ruff Ryders à l’arrière des engins de leurs mâles, je retenais mon frein au câble cassé pour l’empêcher de sautiller bruyamment. Une autre automobile vint se coller derrière moi dans un ronflement de basses. Je reconnu Double Poney et dans un enchaînement si parfait qu’il tenait de la chance où du miracle, nous débouchâmes rue Saint Denis à l’instant où Booba rappait « On cruise à vingt à l’heure comme dans les rues de Crenshaw… ». Le ton était donné et la journée pouvait se dérouler à la manière d’une intro de Doppelgangaz.

Par Foucauld

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