« … quand les filles nouvelles n’avaient pas encore enfilé les armures, elles dansaient fragiles, avec un spleen impérial, sur les airs ironiques des Kinks. »
Peu d’articles ces temps-ci, j’ai tendance à garder. Je relis Schuhl, aussi. Entrée des Fantômes d’une traite cette nuit. Comment avais-je pu omettre sa nouvelle Silver Phantom sur une nuit d’errance avec Jim Jarmusch ?
Une lectrice de la Conjuration m’a écrit pour me conseiller l’exposition Gisèle Freund à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent où les écrivains du siècle nous y fixent en couleur, pour la première fois. J’en sors et pousse jusqu’au Musée d’Art Moderne dont on ne fréquente jamais assez les collections permanentes, gratuites et néanmoins splendides. Je m’y esclaffe devant les mines terribles de La Promenade du dimanche au Tyrol de Jean Fautrier, ai envie de cueillir les Fleurs de Max Ernst, puis de dévorer une jugulaire comme sur Les Amoureux (après la pluie) de Picabia.
« Oui, tous ces gens qui se haïssent, qui ne se quittent pas de l’année, qui échangent leurs femmes, leurs maîtresses et leurs amis, qui se regardent vieillir mais ne se voient pas changer, qui composent un véritable monde – je veux dire une véritable planète – avec ses mœurs, ses récréations, ses honneurs, son honneur et ses manies, oui, tous ces gens savent tomber d’accord, en un instant, quand il le faut. »
« Qui accepterait de risquer sa vie pour du café bio, des meubles recyclés et des panneaux solaires ? Les causes de notre temps nous paraissent aussi médiocres que notre existence : qualité de l’air, commerce équitable et biodiversité. Il n’y a pas là de quoi soulever les foules, si ce n’est pour leur promettre une vie tranquille, un air sain et des pelouses propres. »
Cet extrait d’Après La Défaite de Bruce Bégout est tiré de Zeitgeist, la prise de risque de Yan Céh. Rassurez-vous, il n’y est question d’aucun Saint Georges pourfendant un dragon d’hydrocarbure mais bien d’une croisade esthétique, habitée par la foi en l’écrit.
Un magazine se feuillette, se parcourt, s’oublie. Zeitgeist n’en est pas un, c’est une revue, conçue pour s’y plonger. On y découvre le manuscrit des Mots Bleus que Jean-Michel Jarre griffonna pour Christophe. D’abord des mots de guingois, à l’encre bleue, raturés, dansants désordonnés. L’encre a bavé, s’est imprimée à l’envers sur la page limitrophe. Les strophes arrivent. Puis l’une prend de l’ampleur, évidente : les mots qu’on dit avec les yeux, toutes les excuses que l’on donne, vous connaissez la chanson…
Si Zeitgeist propose une réflexion sur le langage, le mot n’y est pas exclusif ; d’ailleurs, Michel Houellebecq n’y est pas publié en tant qu’écrivain, mais comme dessinateur : son autoportrait est même analysé par Diana Widmaier Picasso. Dans une remarquable critique, elle fournit une clé, donnée par son illustre grand-père à Brassaï : « Pourquoi croyez-vous que je date tout ce que je fais ? C’est qu’il ne suffit pas de connaître les œuvres d’un artiste. Il faut savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstances. »
Entre « faiseurs de revues » on se rencontre, et l’on troque ses bébés. J’ai remis Passion à Yan et il a eu la gentillesse de m’offrir Zeitgeist. Lorsque nous discutions, il fut interrompu par un coup de fil de Jean-Jacques Schuhl, l’écrivain culte qui lui a conseillé de se lancer dans cette aventure. Je le questionnai et il me le décrivit comme le véritable zeitgeist – l’esprit du temps. Un esprit dans tous les sens du terme, hantant le présent mais venant du passé, ou de l’avenir.
Pour clore ce post – vilain mot contemporain – je citerai le plus ancien collaborateur de Zeitgeist, un certain Charles Baudelaire dont voici un extrait de Fusées, datant de 1887 :
« Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux – autant que possible – du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : que m’importe où vont ces consciences ? Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors d’œuvre. Cependant je laisserai ces pages, – parce que je veux dater ma colère. »
J’avais décidé de me rendre à la librairie Shakespeare and Company et il a fallu que j’y parvienne le jour des funérailles de George Whitman, son fondateur. L’échoppe de bois vert bouteille était close, mais beaucoup de monde était présent. Au lieu de se tourner vers Notre Dame, les touristes préféraient photographier la scène, écrire de petits mots à déposer près de bougies que le vent avait éteintes. Il y avait également des fleurs, et un flacon de Jameson dont l’étiquette délavée disait « messages in a bottle – for George something to read on his trip. »
Un vieux beau à gavroche était accompagné d’une femme en manteau de fourrure, portant une cigarette « nouvelle vague » à ses lèvres dépulpées, peinturlurées de carmin. Je m’installais à une table pour coucher mes impressions sur mon carnet. Je m’y moquais d’une jeune originale les cheveux ramenés sous un canotier, drapée dans une couverture beige dont dépassaient des bottines : une sorte de Tom Sawyer femelle, rescapée du Titanic. Je compris qu’elle n’était là que pour un shooting lorsqu’une demoiselle asiatique vint lui enlever la couverture pour laisser apparaître une jupe vaporeuse nacarat et un pull-over beige où était brodé un hommage à Whitman en cursives bleues.
D’autres asiatiques arboraient des sacs Kitson Los Angeles d’où dépassaient des brosses. L’une d’elles vint me demander si j’accepterais de participer à la série. Il me suffisait de rester strictement dans la même position et de continuer à écrire. Le modèle vint s’installer à côté de moi. On lui colla un livre entre les mains, ainsi que le Canard Enchaîné sous le bras. Contraint de rester concentré sur mon carnet, je ne pouvais rien voir de ses manigances. Elle finit par poser le livre à côté de mes gants et je la vis l’ouvrir de ses doigts frigorifiés ; puis elle l’abandonna au profit du Canard qu’elle déplia dans des poses que j’imaginais exagérées. Un dernier crépitement de flash et l’on me remercia d’une inclinaison de tête, sans même daigner m’indiquer la destination finale des photos. Il ne me restait plus qu’à fuir les regards inquisiteurs des badauds en m’enfonçant au cinéma.
Par Foucauld
(Photo : Jean-Pierre Léaud et Marie-France Pisier dans Antoine et Colette de Truffaut)
« Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le : quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire ; quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par les plongeurs littéraires. »
Honoré de Balzac, Le Père Goriot
Jeudi soir, ces demoiselles d’Irène Erotic Fanzine publient une de mes nouvelles dans leur second numéro. Lancement à 20h au Chacha.
« On ne sait pas ce qu’a été leur vie, on sait qu’ils finiront dans la fosse commune. Ils n’ont plus d’âge, plus de biens à supposer qu’ils en aient jamais eu, c’est à peine s’il leur reste encore un nom. Ils ont largué toutes les amarres. Ce sont des loques. Ce sont des rois. »
Il commence à pleuvoir sur Pontoise lorsque Tigre de Papier crève une première fois, au bout de deux kilomètres. Vélo retourné, paluches noires de cambouis, il répare son fidèle destrier et nous décampons. Neuf bornes de plus, rebelote. À court de boyau de rechange, je dois lui venir en aide et pars à la recherche du Décathlon le plus proche. Après m’être perdu dans des chemins aussi boueux que caillouteux, je pète un câble de vitesse dans une montée si raide que les autos-écoles viennent s’y exercer au démarrage en côte.
Je retrouve mon compagnon de galère abrité derrière un panneau routier. Sur des lambeaux d’affiche, Nicolas Miguet promet monts et merveilles, mais Tigre de Papier pense plutôt à éviter les balles des chasseurs qui sifflent dans les champs de betterave. Il s’empêtre dans la colle, parvient à changer son boyau et enfourche son Roger Lapébie.
Sur la D22, les camions nous aspergent et tentent de nous happer. Le rire est présent, nerveux. Il est impossible de reculer. Qui viendrait nous chercher ? Fottorino dit qu’on écrit beaucoup quand on n’écrit pas. Encore faut-il se souvenir de ce qu’on aurait voulu noter les mains sur le guidon. Je me rappelle en substance ce que je désirais écrire, mais pas de la phrase exacte, la tirade qui arrivait comme une évidence.
Quand il ne se passe rien on se raccroche à ce que l’on peut. L’horizon, une ligne blanche, la perturbation visuelle causée par une roue voilée, les chaussettes de Tigre de Papier… Détrempées comme des wassingues, tirebouchonnant sur ses chevilles poilues, elles finissent par avoir à mes yeux la structure des plus beaux drapés de marbre, deviennent dignes d’une pietà départementale…
Nous nous accordons un café-calva dans un PMU que nous salopons de boues tenaces. En sortant, nous nous regardons dans nos frusques imbibées, impossibles à sécher. L’élégance n’est plus de mise. Nous ôtons nos shorts en jean et assumons nos cuissards B’Twin. Un jour, nous finirons par devenir des cyclistes technologiques, avec pédale auto, Isostar et tout le bazar. Pour l’heure, nous sentons le chien mouillé.
Je sais cuire un œuf, des pâtes et réchauffer de la soupe. J’ai entrepris de passer à l’étape (pas trop) supérieure : me faire des harengs pommes à l’huile. Échec plutôt cuisant. Malgré les arêtes qui venaient se coincer dans ma gorge ou entre mes dents, je me suis forcé à finir, j’ai été bien élevé. Si cuisiner s’apprend, être un homme également ? J’ai entamé la lecture du How to be a man de Glenn O’Brien que j’avais acheté à New York au mois de mai. Depuis, il décorait ma bibliothèque, ce qui n’est pas un emploi décent pour un livre. Comme je ne cessais de me racler la gorge à cause des arêtes, je me suis servi un petit calva pour les faire fondre et taper l’extrait suivant : « The last forty or fifty bareheaded years are historical aberration. » Il était temps de dévier le tir. Après l’été indien, voici l’automne parisien. J’ai coiffé ma Muirfield de Lock & Co, posé le derrière sur ma Rolls de San Marco et pédalé jusqu’au drugstore pour acquérir le double corona de Saint Luis Rey dont j’avais la nostalgie. Ce n’est pas parce qu’on travaille le dimanche que l’on doit rester sain !
« Ce sont viscéralement des nostalgiques d’un monde qui n’a jamais existé, d’un panache fantasmé, d’amour exalté et d’une quête de liberté impossible. Ils ont en eux une mélancolie qui les pousse à se lancer dans les combats perdus d’avance, les batailles inutiles, les amitiés frauduleuses enfin ils ont le farouche désir de gaspiller leur vie, de consumer leur talent et qu’il explose à la face du monde avec fracas. »
J’ai dégotté ce passage dans « Qui sont les hussards ? », un article de Thomas Morales paru dans le Service Littéraire de cet été. Les combats ne sont perdus d’avance que pour ceux qui ont déjà combattu. Passion sort mercredi 19 : venez transformer mes illusions en essais, c’est à 19h chez Dominique F, un sympathique troquet du 23 rue Danielle Casanova, dans le Ier arrondissement. L’établissement a obtenu la coupe du meilleur pot et les pintes sont à 5€, ce qui permet de mal finir, sans se priver d’acheter la revue… L’event.
« Nous étions les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals, les hyènes. Et tous tant que nous sommes, guépards, lions, chacals, brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre.»
J’ai enfin visionné Le Guépard de Visconti… Plus de temps pour les regrets, ni pour la médiocrité ! Puisque il s’agit de relever cette grande soupe qu’est la vie, voici Proust : « la magnifique et lamentable famille des nerveux est le sel de la terre ». Je suis nerveux, je suis lamentable, magnifique non, imparfait comme du gros sel oui ; fini les conneries, il faut attaquer La Recherche…