L’aube désarmée

Monday, December 2, 2013

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Sur les marches d’une maison bruxelloise, le trop-plein des pompes à bière ruisselle à la manière d’une inondation d’étage. J’affronte cette cascade alcoolisée en me cramponnant à une rampe moite et descends vers l’inconnu. « A tes risques et périls mon ami, mais ne reste pas plus de cinq minutes là-dedans. » Prévenu, j’entre pourtant et brule mes yeux à la lumière des stroboscopes. Chaque mouvement se découpe et la lumière corrige mon rythme. J’oublie les heures et la raison, me tonifie au gin jusqu’à ce qu’une minette maquillée comme Black Swan nous vire de la soirée pour avoir osé rompre sa playlist.
Si Paris est corseté par le périphérique, quelle est la silhouette de Bruxelles dont je ne sais établir ma propre échelle ? L’inconnu rend vulnérable. Disponible aussi. On s’agrippe aux visages aperçus ; et s’ils vous invitent d’un sourire, vous suivez, quitte à ce que ce soit vers la Touche, sorte de cimetière de nuit où viennent mourir les épaves.
Ici, point de banc où s’effondrer, sourd à l’appel du terrain. Alors il faut s’agripper au comptoir et accompagner le roulis d’une pils. Les blondeurs se suivent comme la lumière d’un phare. A moins qu’il ne s’agisse du chant des sirènes, de leurs lyres qui mènent aux récifs. Ces derniers ont le moelleux d’un canapé convertible. Avant de sombrer, je marchande avec mon hôtesse : le petit-déjeuner contre une visite guidée, si les brumes se dissipent avec le jour.
Il n’y aura pas de matinée, mais les vapes seront chassées par les rafales de mon souffle houblonné. L’éthylisme semble vouloir gouverner mon week-end puisque même au musée je suis confronté à des cuves. Dans l’ancienne brasserie Wielemans-Ceuppens, je jette un œil distrait aux expositions contemporaines et leur privilégie la vue des friches et des voies ferrées où le jour bataille de ses dernières splendeurs. La nuit gagne, je descends du tram, l’hôtesse y reste. Tant-pis, j’irai manger des frites chez Eugène, ou ailleurs.
Brel chante les villes du Nord, les laides de nuit. Les rues basses illustrent ses paroles. Même les devantures blanches des boutiques branchées n’ont plus que l’hostilité des projecteurs braqués sur les phalènes. Alors je rentre vers le Manoir des Fils où j’ai déposé mon sac. La fratrie se lève à peine. Partis groupés pour la même soirée et sensés rentrer entiers, nous nous retrouvons enfin. Je leur apporte des Chimay Rouge en guise d’offrande. L’eau siérait davantage au Doliprane.
Leur canapé est un cocon où je voudrais rester pris jusqu’au jour prochain, mais la nuit est d’un trop fort appel pour ces vampires du week-end. Leurs dents mordent la pulpe dynamitée d’une vodka-pamplemousse, leurs traits d’esprits s’aiguisent à l’unisson de leurs canines. L’apéritif est un long hors-d’œuvre et dépasse le service régulier des transports en commun. Ce sera le bus de nuit où un karaoké rap et sans sous-titre leur maintient le sang chaud. Viennent alors les dédales de la Gare du Midi, l’odeur d’urine et les courants d’air, les distributeurs de billets aussi rares que les banques à braquer. L’attente et la marche ont raison de moi, je les abandonne en chemin pour la banquette d’un taxi et le repos du Cimetière d’Ixelles.
Au zénith, le soleil dominical a déjà l’air de guetter son lit. Je recharge mes batteries à l’aide de croquettes aux crevettes, et entame une course contre l’astre parmi les boutons de culotte et les porte-clés publicitaires de la Place du Jeu de Balle. Mon regard balaye les étals, sans réel but mais demandeur, réclamant la surprise dans les effluves de soupe à l’oignon et les rixes de congolais.
Je pars vers d’autres institutions comme le Musée Magritte où je m’arrête sur les gravures, reviens sur le dessin à la plume de l’Aube Désarmée, repasse encore pour en voler la photo. L’artiste est cité à même le mur. « Il n’y a pas de choix : pas d’art sans la vie. » Pris de cette urgence, je retourne embrasser les Fils. Reviendras-tu ? Non peut-être ! Je rentre à Paris en compagnie d’une foule silencieuse, une internationale des squatteurs de canapés. Dans la nuit, nous gardons le ciel bleu à l’abri sous nos pardessus, le protégeons d’un lundi sans soleil.

Par Foucauld

(Image : René Magritte, L’Aube Désarmée, 1928)

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