Menu de fête (Festive 500)
Thursday, January 14, 2016Amuse-bouche
Pourquoi cherchons-nous à gravir les montagnes ? « Because it’s there » avait répondu George Mallory. Je répondrais plutôt « Parce que je suis là », comme Habu Jobi, le héro du Sommet des dieux.
Je suis là, donc, dans ces Hautes-Alpes où ma famille a pris l’habitude de se retirer en fin d’année. Grasses matinées, fromage fondu et coin du feu, vous connaissez la musique.
Les Festive 500 sont venus bousculer mon programme de détente. 500 kilomètres entre Noël et le nouvel an ? Ce n’est pas la mer à boire, sauf quand le dénivelé vient relever la soupe à en faire péter l’échelle de Scoville.
En cette période de l’année, les grands cols sont fermés à la circulation et réduisent le terrain de jeu. J’ai donc consulté les cartes, mesuré les kilomètres sur Strava et chargé les traces dans mon GPS comme l’on enfourne un chapon. Le risque ? En ressortir cramé. Passons à table.
Buffet de hors-d’œuvre (150,2 km – 4159 m de dénivelé)
Le premier challenge consiste à sortir du lit. La nuit est tenace car le soleil aussi doit gravir ces cimes. Dans la maison silencieuse, le muesli n’est pas très appétissant et le froid monte du sol. Dehors ce doit être pire. Le chien l’a bien compris. Il ferme son œil torve et se rendort d’un air blasé. Je ne pourrai compter sur aucune sorte d’encouragement.
Je m’en vais vers la vallée voisine comme on allait y trouver femme : pour le plaisir, mais aussi par nécessité. La route mène à un chapelet de hameaux qui ne voient jamais le soleil. A partir de Freissinières, la neige recouvre l’asphalte. L’émerveillement est le fruit de l’enfance, l’appréhension celui de l’expérience. Mes pneus de quatre sous crissent sur la route gelée. L’eau des ruisseaux se fige en stalactites. J’avance aussi prudemment que sur la piste cyclable du boulevard Magenta, ce qui n’est pas peu dire.
J’avance, j’avance encore, et puis je renonce avant Dourmillouse. Monter ça va, mais redescendre ensuite… Je sors congelé de la vallée et pédale vers Guillestre où l’on doit m’apercevoir depuis la citadelle de Vauban.
On ne se rend pas au pied d’un mythe pour flancher. Un croque-monsieur industriel plus tard, j’attaque la montée de Risoul. La route serpente sur le versant Nord. C’est ainsi que l’on protège l’or blanc qui fait le bonheur des skieurs et le malheur des coureurs. Je passe le virage Pantani, puis le virage Quintana, puis le virage Adam & Jalabert… Ha ha ha ! Après le virage Nibali, j’aperçois enfin la station. Il est déjà tard et la route est encore longue.
Je cache mon visage dans mon tour-de-cou et entame la descente. L’asphalte est humide, le verglas menaçant. Je suis si engourdi que je pique du nez. Holà malheureux ! Mouline ! Le soleil rase les balcons de la Durance. Vais-je parvenir au bout ? La distance, c’est ce qui transforme le sport en aventure, la ballade en épopée. A Embrun, on prend de mes nouvelles. Je décide de terminer le travail. La nuit est tombée depuis longtemps déjà. Le halo de mes phares vacille. Cela devient épique. Je ne flanche pas mais c’est irréel. Derrière les vitres des maisons, on s’affaire autour de la table. Nous sommes au soir du 24 décembre et je suis sur mon vélo. Est-ce une mauvaise idée ou au contraire la meilleure ?
Plat de résistance (58,2 km – 1920 m de dénivelé)
Après un jour de repos – même les coureurs ont le droit de fêter Noël – c’est frais, dispos et bien nourri que je remonte sur mon vélo. Le soleil brille, la montagne est belle, les routes sont avenantes. Seulement voilà, l’envie n’y est pas. Je grimpe au petit lac de Saint-Apollinaire, redescend vers le village de Réallon, pousse jusqu’aux Gourniers, cela ne vient toujours pas. Le cyclisme est un sport d’équipe mais il n’y a aucune roue dont je puisse prendre le sillage. Ici, dix kilomètres c’est une heure d’ascension. Mentalement, c’est très dur et la solitude est éprouvante. Il faut prendre des mesures, tenter des enchainements inédits, trouver la joie dans l’imprévu. “Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes, s’en aller dans sa curiosité, connaître. C’est ça, connaître.” Giono a raison, il faut bifurquer, prendre des chemins de traverse. Il y a ce hameau que je ne connais pas. Allons voir si la joie y demeure. Au lieu-dit L’Église, je mastique un petit sandwich face à une vue de carte postale. Je prends mon temps. C’est aussi ça le vélo.
La descente des Puys vers le Pont de Savine s’accompagne d’une vue majestueuse dont on ne profite pas autant lorsqu’on la gravit. Je sillonne les corniches, frôle les à-pics, et mesure la portée de ce que j’ai pu grimper l’avant-veille.
A la montagne, le cycliste a besoin d’exploits pour avancer. Il faudra en tenir compte si je veux atteindre mon objectif.
Plateau de fromage (133 km – 3636 m de dénivelé)
Je crois que j’ai peur. Ce n’est que du vélo, mais je suis tendu. C’est lié à cette part de danger : le verglas, la neige, la nuit qui tombe vite. Et puis on est paumé ici, loin de tout. Ce n’est pas comme la Chevreuse ou la Beauce où il y a toujours une gare à proximité. Je traine, ne cesse de me resservir du thé. Lorsqu’elle se lève à son tour, ma famille s’étonne de me trouver encore là. Il faut y aller.
12% au saut du lit… Je m’échappe du village pour rejoindre les pentes qui mènent au Col de Moissière. Les jambes répondent correctement mais je ne force pas. Voilà l’ombre et la forêt. Je dépasse une cabane que les frondaisons privent du jour. Le col est un retour à la vie. J’avale un sandwich à la tomme avant les pistes d’Ancelles. Quelques skieurs obstinés dérapent sur de la poudreuse de canon. Le terme d’anachronisme peut-il s’appliquer à la météo ou n’est-il réservé qu’à la temporalité ? Je pédale parmi les bibendums en doudoune. Sans neige, les stations de ski ont des airs d’envers du décor. Tout n’est que triste rouage. C’est la pause mégot des machinistes.
Je vole jusqu’au col de Manse. Le gapençais est déjà un autre pays. Je dois endurer cinq kilomètres de nationale ascendante pour passer le Col Bayard. Quelques graffiti en l’honneur des membres de la Sky indiquent que les coureurs sont passés dans l’autre sens. Je tourne à gauche pour gravir le Col de Manse par un autre versant. Je suis vraiment sur des terres de cyclisme, de celles que le Dauphiné prête au Tour. Un refuge témoigne du testament de Napoléon. Je m’y arrêterais bien, mais il est encore trop tôt. Je dévale prudemment la descente de la Rochette. En 2003, Joseba Beloki y avait terminé sa carrière sur une plaque de goudron tandis qu’Armstrong avait dû traverser un champ pour l’éviter. Cette année, c’est Geraint Thomas qui a fini dans le décor, tandis que Sagan pilotait entre les épingles avec une dextérité qui dépassait les lois de la physique.
Le nez sur le Garmin, je traverse les tristes avenues de Gap et rejoint des pentes inconnues. Les Hautes-Alpes perdent de leur caractère. La Provence commence à faire des siennes mais le verglas s’invite dès que le soleil ne passe pas un virage. Après le Col de la Sentinelle, je tourne en direction de Notre-Dame-du-Laus. C’est une route de rien du tout, un paradis pour loup solitaire. La descente du Col du Tourron mène jusqu’au saint lieu. Le lycra sied mal aux pèlerins, mais on m’accueille gentiment avec un thé et un sandwich. Quelques moineaux transis se disputent les miettes que je leur abandonne volontiers. Le soleil baisse, le jeu des contrastes se poursuit. Un virage à l’ombre et c’est un choc thermique, du givre partout, la glissade au moindre écart. J’en deviens paranoïaque et prends les bandes de goudron pour du verglas, les graviers pour de la neige tassée. Je retrouve les terres fertiles qui bordent la Durance. Les vergers profitent de cette irrigation contenue. Le vin que l’on tire doit être dense… La route s’élève de nouveau jusqu’au barrage de Serre-Ponçon. Retour en terrain connu. Au belvédère, des touristes marseillais fument un joint à côté d’un groupe de retraités Quechua. Le paysage tient du papier peint côté lac et des mines de la Moria côté barrage. Je sais que la descente sera courte avant l’ascension du Col Lebrau et je ne prends pas la peine de fermer ma veste. Grave erreur. Mon hypocondrie fait le reste. Pour la première fois depuis le début des Festive 500, j’ai un cycliste en ligne de mire. Je fond sur lui comme les gros bras sur les échappés du jour et franchi le col en tête.
En étudiant les cartes, j’avais repéré un itinéraire de substitution à la descente. Je l’emprunte. La route continue de s’élever tandis que le bitume se morcelle. Le verglas fait son retour et renforce l’isolement des hameaux. Les patous me courent après. Il ne fait pas bon être un mouton noir à l’heure du retour du loup. A Chorges, j’allume mes phares. Il me reste une ascension de 8 kilomètres avant de retrouver la chaleur du foyer. Je m’en méfie car elle se joue au mental. Les dernières couleurs du jour meurent derrière les crêtes. J’accélère.
Chariot de dessert (146,2 km – 3474 m de dénivelé)
Les températures baissent. Le Ciel a-t-il entendu la prière des locaux ? La neige n’est pourtant pas au programme. Je sais qu’il s’agit de la dernière bataille.
A la Bâtie-Vieille, un homme poursuit une poule pour en faire son déjeuner. La scène est d’un autre temps. J’ai dû manquer de vigilance en préparant mon itinéraire car je me retrouve sur une portion non goudronnée. C’est la mode du gravel. Je ris, mais la piste devient chemin. Je suis contraint de faire demi-tour et d’improviser. Après le premier col du jour, je découvre une partie de la région que je ne connais pas. A partir de Valserres, les températures chutent brutalement et je me demande comment je vais tenir le coup. Heureusement, la Provence s’impose. En suivant le cours de la Durance, les sommets diminuent de moitié. Dans ce paysage de crèche, je suis le Ravi.
La Motte-du-Caire, le Caire, Faucon-du-Caire. Parmi les Marcel et les Joseph locaux je découvre qu’un certain Onophre est tombé pour la France. Joli prénom. Dire qu’on est venu ponctionner ces régions comme les autres, les saigner de leurs hommes dans des plaines moins engageantes que cette vallée fertile. Une ferme vend des casses croûtes mais la route est encore longue. Je la dépasse à regret et salue un troupeau d’ânes. Au fur et à mesure, je me rends compte de mon erreur. Il n’y a rien d’ouvert dans ces villages espacés. De la faim, je passe à l’hypoglycémie. A Turriers, une pancarte indique qu’une boulangerie se trouve à 50 mètre à gauche. Fermé le mercredi. Je me sens comme un naufragé du désert face à un puis asséché. Je reprends la route, les joues creuse et les mains froides. Le col des Garcinets prend des airs de bout du monde. La descente se termine par des gorges intimidantes. Dans le décor qui nous fait rêver toute l’année, je pense à mes compagnons de route parisiens. J’aimerais qu’ils soient là car c’est pour vivre ces instants que nous nous astreignons à la routine de l’entrainement.
Les hôtels-restaurants désaffectés donnent à Espinasses l’aspect d’une ville fantôme. Si je ne trouve rien d’ouvert, je serais obligé de frapper aux portes. Sans cela, je n’aurais jamais la force d’entamer les deux ascensions qu’il me reste pour rentrer. Dans une boucherie-superette, je me rue sur deux malheureux Twix que je grignote en tremblant. Un vieil homme sort en trainant sa patte folle.
- Vous avez un beau vélo.
- Merci, mais il commence à manquer d’essence.
Heureusement, le sucre fait son effet. Je passe le barrage puis le col et trouve un élan étonnant dans la dernière côte. Je suis heureux. C’est tout de même pas mal, non ?
Pousse-café (17 km – 608 m de dénivelé)
Pour l’honneur, je décide de grimper jusqu’à la station de Réallon. Je guette l’instant précis ou le compteur m’indiquera que j’ai fini le travail. Les chiffres défilent. Lentement à la montée, incroyablement vite à la descente de ces lacets réguliers. Ça y est ! 500 kilomètres de montagne en solitaire ! Le dénivelé est en plus (13 837 mètres) et la maison n’accepte pas l’échec.
Dans le monde entier, les bouchons de champagne s’apprêtent à sauter. Entouré de ces montagnes que j’ai circonscrites à la pédale, cela me semble si loin. Je repose mon verre de génépi et ne peux m’empêcher de regarder les cartes. Je savoure un peu, beaucoup. Je tire des plans pour 2016.
Par Foucauld
(Toutes les étapes sont visibles sur Strava)
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