Le bas du pavé
Saturday, April 16, 2016Il se trouve des gens pour apprécier le « pittoresque du patois » et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n’a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément.
Il faut être honnête, je suis visé par cet extrait de La Place d’Annie Ernaux. Au sens propre, je n’ai pas appris à parler dans un coron lensois ou une étable du Pays de Caux mais je suis de ces gens qui savourent les expressions populaires. Au sens figuré, je ne suis pas taillé pour les sentes pavées de l’Enfer du Nord, mais il se trouve que j’apprécie leur pittoresque. Pourquoi ce rapprochement entre le verbe et la terre ? Parce que le pavé c’est le patois de la route. Un entre-deux raté entre la nature et la civilisation du bitume. On n’y trouve ni la souplesse de l’une, ni la régularité de l’autre. Il n’est pas donné à tout le monde de dialoguer avec lui, et encore moins d’apprécier son caractère. Alors, ai-je la légitimité d’être là ? Voici mon mot d’excuse : le cyclisme est ma passion. Je suis le genre de mec à regarder la rediffusion des étapes même pas reines du Tour du Pays Basque ou le direct des Quatre Jours de Dunkerque. Le gars qui se cramponne aux streamings hésitants de janvier à novembre et laisse les envolées de Thierry Adam aux juillettistes. A qui puis-je en parler ? Les footballeurs monopolisent tous les coins de comptoir et je ne vois personne avec qui commenter les courses autour de la machine à café. Pour échanger de la stratégie de l’équipe Etixx ou des chances d’Adrien Petit, il ne me reste donc qu’à battre le pavé en y laissant trainer l’oreille. Dont acte.
A Camphin-en-Pévèle, la Belgique est au bout du champ. Cela n’a pas empêché nos voisins de venir avec tout leur attirail de camping-cars et de groupes électrogènes. Du Zoute à ce que l’on nomme aujourd’hui les Hauts-de-France, c’est une manière d’être partout chez soi. Le long de ce village improvisé, les parents sont au jaune ou à la Jup’, les fils jouent aux cartes et l’on laisse les filles fumer pour faire les grandes. Il y a bien sûr tous ces ventres, ces panses, cette graisse qui déborde par tous les trous des pliants. L’image est imposante. Il est tentant de la capturer, d’obtenir ainsi un succès facile, mais je n’ai jamais pu photographier. J’aurais l’impression de manquer de respect tout en trahissant ma présence suspecte.
Quand le prix des places prive l’ultra de son stade, le vélo c’est encore « profitez-en, c’est gratuit ! » Alors on en profite. On arrive tôt, on retrouve les mêmes que l’année dernière, on s’ouvre une petite cannette et on regarde ce qui se passe, le malinois à portée de laisse. Dans le fond, ça fanfaronne de l’hélicon. Les plus sveltes font les majorettes, les autres la queue pour une frite. C’est jour de fête et le village fait son beurre. Lorsque les équipes nationales de juniors passent en éclaireur, les gendarmes mal rasés prennent des photos. La course est cruelle et les derniers passent avec une demi-heure de retard. Heureusement pour eux, nos encouragements suppléent la voiture-balais.
Plus le jour progresse et plus la foule s’agglutine autour de ceux qui ont un écran. « C’est qui le Lotto là ? J’sais pas, un slovaque. Y’avait l’accent flamingant alors ils l’ont pris. » Il faut se mettre dans la course, se renseigner sur l’échappée, les chutes, les distancés. Qui colle qui ? Deux minutes d’écart ! Et Sagan ? Et Cancellara ? Ah y’a Boonen ! Les premières voitures passent en klaxonnant. L’hélicoptère patrouille. Ils arrivent ! Ils arrivent ! Un raz-de-poussière. On en prend plein les dents, plein les yeux. Le vainqueur est dans ce groupe. Une chance sur cinq mais c’est déjà fini pour Sagan qui chasse courageusement le quintet de tête. A peine le temps d’une gorgée de bière que le peloton passe à son tour, puis c’est le cortège des gruppetti. On croit voir le dernier mais il en passe encore au compte-gouttes. « Lui y va arriver à la douche y’aura même plus de savon. ». Allons, il faut se ressaisir, se reconcentrer sur l’écran. Ça y est, ils entrent dans le vélodrome. Ils se regardent. L’insoutenable jeu du chat et de la souris. Encore un tour. La souris c’est celui qui craquera et partira le premier vers la ligne, quatre matous dans sa roue. « Si Boonen gagne pas j’arrête le vélo. » Paris-Roubaix est un paradoxe. On ne la change pas d’un pavé mais l’issue y est encore imprévisible. Tommeke était à une roue de rentrer dans l’histoire quand un impudent a débarqué de l’autre bout du monde pour le priver d’une cinquième victoire. « C’est qui ce mec ? C’est Matthews ou j’sais nin quoi. » Nous sommes fans, ne nous demandez pas d’avoir la neutralité du journaliste.
Le ciel passe à l’orange et la télé au rouge de la mise en veille. Boonen a perdu mais personne n’a envie de rentrer ou d’arrêter le vélo. Tout le monde a bien mangé, bien bu et tout compte fait ce Mathew Hayman n’a pas manqué de panache. Les flamandes se mettent à danser d’un coin de fesse. Dans leurs vieux maillots de la Fassa Bortolo, les hommes oublient le sport. Les effets du premier coup de soleil de l’année peut-être ?
Par Foucauld
(Photo : Here Are Wings)
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