Madame Paulo est décédée. Au lendemain de ses obsèques, les souvenirs affleurent. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’entrer un soir au P’tit Bar, voici ce que je disais d’elle dans le dernier numéro de la revue Hobbies :
Le bac en poche, je suis parti habiter une chambre de bonne boulevard Voltaire. Je n’avais pas de quoi fréquenter les bistrots et encore moins les restaurants, mais j’allais tout de même au P’tit Bar, un rade inouï plus connu sous le nom de Madame Paulo. On y tenait à cinq ou six maximum, tous agglutinés le long d’un comptoir que surplombait une paillotte recouverte de lampions. Dans une odeur de ménagerie entretenue par une rangée de cage à oiseaux et un matou obèse, Madame Paulo servait des Campus en bouteille et du calva de contrebande dans des dés à coudre. Nous buvions ses paroles tout en respectant ses siestes soudaines, lorsqu’elle se recroquevillait sur son tabouret, rentrait ses mains dans le haut de sa jupe comme dans un manchon et s’échappait du monde au milieu d’une conversation. Je n’ai jamais su son âge.
Parmi les habitués, il y avait un certain Monsieur Michel, un pompier à la retraite qui portait des vestes en tweed et buvait des Pelforth brune. Il se targuait d’avoir été médaillé pour ses nombreux dons du sang. Une sorte de rockeuse en pantalon de cuir l’écoutait silencieusement. Selon son habitude, elle s’installait à l’entrée pour caresser le chat et n’ouvrait la bouche que pour chanter les louanges de Niagara, un groupe après qui la musique n’aurait plus jamais eu d’intérêt.
Madame Paulo avait démarré comme libraire à Nice, avant de s’installer ici avec ledit Monsieur Paulo. Ce dernier avait un singe domestique qu’il trimballait à l’arrière de sa moto dans ce quartier de petites manufactures aujourd’hui entièrement gentrifié. A sa mort, la salle s’était progressivement transformée en débarras. Les chiottes à la turque témoignaient d’une époque où l’on se servait des annuaires comme papier-toilette puisqu’il demeurait des pages de bottin fossilisées dans la crasse. Les messieurs préféraient aller dehors, le long du Gymnase Japy, ce qui n’était pas très citoyen j’en conviens.
Quelques années plus tard, Madame Paulo a été renversée par un chauffard qui a pris la fuite. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de cette grand-mère adorable dont je dessinais le visage à la dérobée en l’écoutant parler de Stéphane Zweig d’une voix que je saurais encore imiter.
Lorsque Brain a annoncé son décès, j’ai étonnamment reçu plusieurs messages d’amis, comme s’il s’agissait d’un membre de ma famille. Que l’on ait été un pilier de l’établissement ou que l’on n’y ait bu qu’une bière, je crois que Madame Paulo faisait partie de notre famille, une sorte de famille de substitution, de celles que l’on peut se choisir à un moment donné. Les lieux que l’on chérit sont toujours liés aux gens que l’on aime. Sans ces derniers, tout est évanoui ; il ne reste qu’un décor. Comme Aznavour chante La Bohème, Madame Paulo m’évoque tout un pan de vie. Madame Paulo, c’est mon boulevard, mes poches vides et l’amitié qui me remplissait le cœur. Au coin de la rue, Olivier riait avec Sultana. Thibaut préparait son diplôme en face. Clothilde m’accueillait à peine plus haut. Victoire n’était alors qu’à quelques centaines de mètres. Lorsque Grégoire débarquait de Londres avec son skate sous le bras, il passait embrasser le bitume du XIe avant sa propre mère et c’est chez Madame Paulo que nous trinquions aux retrouvailles. En écrivant ces lignes, je me souviens que mon grand-père est venu chez Madame Paulo. Nous avions bu un petit calva. Ils s’étaient bien entendus. C’est également à cette époque que je discutais avec Arnaud de ce qui allait devenir La Conjuration.
Hier soir, je suis repassé devant le P’tit Bar. J’ai appris que Madame Paulo s’appelait Solange Serre. Entre la grille et la porte vitrée, quelqu’un avait collé ces quelques mots :
A la seconde où elle referme la porte, comMence la nostalgie de toutes les secondes précédentes*
Aujourd’hui, il ne me reste que de la tendresse en guise de nostalgie.
Foucauld
PS : Madame Paulo n’aimait pas les photos. J’ai perdu les miennes, cela vaut mieux.
Toutefois, je me permets d’emprunter celle-ci, au hasard, ici.
Pourquoi quitter les montagnes ? Depuis la vallée, les sommets enneigés s’offrent sous des angles moins familiers. Me tourneraient-ils le dos de mépris ? L’air vif est celui d’une dernière provision. Bientôt, j’entrerai en apnée. Quelque chose là-haut me rendait meilleur.
Une dizaine d’heure plus tard, le dernier accord retentit dans un bar parisien. Les lumières s’y rallument comme sonnent les cloches des cours de récréation. Je pédale dans la nuit, le dernier virage approche. Il ne viendra pas. La masse sombre d’un camion décide de battre de l’aile. La portière s’ouvre brusquement, je suis projeté dans la voie parallèle. Derrière, les voitures fondent sur moi comme des charognards. Je ramasse mon vélo, mes lunettes, et vais m’effondrer sur une barrière, le corps plié comme une serviette qui sèche. Je reprends mon souffle dans l’indifférence générale, palpe mes côtes meurtries, contemple les lambeaux de mon pantalon ouvert sur un genou sanguinolent. La nuit peut être une transition douloureuse.
Une auto me cueille au saut du lit pour me conduire à un canapé bruxellois. On m’apporte un Orval qui promet de me requinquer. Dehors, les gens déambulent avec l’air d’attendre le réveillon comme un second Noël païen. A l’heure dite, tout tonne dans le Manoir des Fils. Passion a fait le déplacement, les ardennais également. Les cliques de fêtards mélangent leurs styles distinctifs au son de la oï des Vilains. « Nous sommes des hooligans ! Belgique Hooligans ! ». Dans la cour, les fusées sifflent, les bouchons de Mathusalem pètent et les bises claquent. Il faut déjà partir. Les fêtards s’étirent, le groupe éclate. Comme le vers qu’un gamin tranche en petits bouts, nous continuons à évoluer distinctement. L’un prend le tram, l’autre cherche à s’incruster dans les fêtes croisées, et certains se perdent. Tôt ou tard, tous se retrouvent dans un duplex. Il y a là du rap, d’impudiques trios, de l’urine partout. Le propriétaire souhaitait-il la mort de son logement ? Toutes mes cartouches sont brûlées, la chasse est finie.
Le premier de l’an aspire toute vie des artères citadines. Il faut réactiver la pompe. Westmalle, chips goût bicky, gaufres fourrées, toutes les méthodes sont bonnes. Si les villes d’ailleurs nous offrent plus que ce que nous leur donnons, d’où vient ce vide en les quittant ? A quel moment leur laissons-nous un pan de nous même ? Sur la route du retour, les essuie-glaces ne chassent pas que la pluie. Le cœur est un organe qui a du mal à se régénérer.
Les vues sur cour et les lumières artificielles m’abiment la vue comme l’étroitesse des prisons réduit les aptitudes visuelles des taulards. L’écran est aux idées ce que les lampes bleutées sont aux insectes : un anti. Ça grésille et puis plus rien.
Redécouvrir une perspective d’immeuble m’éblouit. Je devrais prendre cela pour un avertissement mais je n’en ai pas pour autant des envies de campagne. Ce soir, le bruit du bitume sous mes semelles m’est d’un agrément. Sentir sa rugosité qu’il faudrait combler d’uréthane, le gratter de la Church’s sans chercher ni terre, ni aucune plage, malgré les envies de pavés dans la mare. Humer l’air des terrasses, le houblon des happy hours, tourner les talons et rentrer pour le parfum de l’encre.
Dans les paquets de vent, ivre de Paris, tes grands airs abandonnés aux bourrasques, tu sens que la source n’est pas tarie. Pousser jusqu’au Louvre, revoir en peinture les ciels de Venise. Oui, Venise, la lagune, et des ciels qui partent.
De l’œil tu cherches des lueurs qui seraient celles de la lune, mais la vitre du train ne renvoie que ton reflet en costume. Tout à l’heure tu as découvert Sassoferrato et aucun Google n’en rendra jamais les couleurs.
Par Foucauld
(Giovanni Battista Salvi dit il Sassoferrato : La Vierge adorant l’Enfant Jésus)
« Quand vous en reviendrez, de ces vacances, quand vous vous retrouverez à Paris entre les rouleaux de cette vie dure qui vous reprendra, qui vous laminera, où vous installerez-vous ? Dans dix ans, que restera-t-il de vous, de cette entente, de cette joie qui nie la fatigue, qui en fait une délicieuse liqueur que vous commencez déjà à savourer ? »
Face à un pichet de Beaujolais Nouveau, je ruminais le lapin que m’avait posé le coq au vin et attendait la Montbéliard-lentilles qui viendrait me consoler. L’établissement était plein et je devais partager ma table. Mon voisin expliquait à une fille « moi tous les matins c’est vitamine C, ginseng, guarana… Comme on est fumeur, on stocke pas les vitamines. » Devant tant de connerie, je décidais de poursuivre au comptoir, et en cet instant, j’eus la certitude que ce n’était pas moi qui faisais fausse route dans l’existence.
Dans les jardins du Palais Royal, on promène des chiens privés de chasse sur un sol légèrement boueux. Un adolescent s’imagine romantique en rallumant sa cigarette d’Amsterdamer roulé. Je retrouve le panatella de Por Larrañaga que je fumais à son âge ; je suis un peu son semblable.
Est-ce pour cadrer la musique que l’homme lui a dédié une fête ? Pour ne pas être en reste dans l’Empire du Bien, l’Église s’est emparée de ces agapes païennes en les portant à trente-six heures en Saint Eustache.
S’ils voulaient figurer sur l’affiche aux côtés de Fabrizio Moretti des Strokes ou Hey Hey My My, les musiciens devaient accepter une règle : interpréter une œuvre religieuse au cours de leur set. Sous deux spots d’une couleur dont on se sert d’ordinaire pour zigouiller les insectes, Flavien Berger laisse échapper un mantra, miaulement harmonieux qui rappelle ce que le chat d’Hippolyte Taine dit du chant des hommes : « jamais leur voix fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme […] »
Une fumée vient chatouiller mes narines. Moins lourde que l’encens, elle lui emprunte pourtant son côté entêtant. Comme tous les membres du public, je suis placé dos à l’autel, face aux grandes orgues qui nous surplombent. Tandis que les chants d’oiseaux me font oublier la cour des miracles, je lève les yeux vers ce que l’homme savait bâtir lorsqu’il cherchait à s’élever. Je me plais à croire que c’est la démarche de Flavien qui souhaitait gravir le Mont Saint Eustache pour y lire les lignes du temps.
Alors nous poursuivions ainsi, encore, toujours, dans l’immensité des villes… Il pleuvait mais que nous en importait-il puisque nous étions déjà mouillés, de bières et d’autres choses ?
Les filandres du canard à l’orange se mêlaient aux alvéoles des Wasa Fibres. L’eau du robinet n’était pas des montagnes de l’Embrunais. La lumière jaune des lampadaires tentait de fixer les gouttes de pluie qui, déjà, étaient souillées par le caniveau. Mal abrité, je remontais le curseur de la fermeture éclair de mon cuir, en le pinçant de mes doigts gourds car la tirette était brisée, puis rentrait les épaules. La tête un peu trop penchée pour que la visière de ma casquette protège également mon livre, je retrouvais Chardonne…
« Ces choses, d’autres encore, toutes périssables, me touchent plus que la vision à mon idée des temps futurs, morne durée traînant l’humanité sans cesse refondue, laquelle n’obtiendra rien que nous n’ayons déjà reçu : la vie et la mort, et quelques belles matinées de juin. »
Le week-end avait été ensoleillé et chacun partageait ses rougeurs à grand renfort d’Hipstamatic. Ah ça, on savait que les barbecues étaient de sortie, que les parcs étaient pleins et que l’astre diurne avait pointé le bout de son nez dans l’immensité des villes ! Puis, le lendemain, il avait fallu retourner à la mine.
Dans une ruelle semi-piétonne où les utilitaires disputent aux camions de poubelle le don de vous immobiliser, j’étais précédé par un coupé Mercedes flambant neuf. Une série de dos d’âne l’astreignait à retenir son allure et je pouvais apprécier divers reflets sur sa carrosserie d’un gris bleuté. Dans une position ridicule qui rappelait celle des copines de Ruff Ryders à l’arrière des engins de leurs mâles, je retenais mon frein au câble cassé pour l’empêcher de sautiller bruyamment. Une autre automobile vint se coller derrière moi dans un ronflement de basses. Je reconnu Double Poney et dans un enchaînement si parfait qu’il tenait de la chance où du miracle, nous débouchâmes rue Saint Denis à l’instant où Booba rappait « On cruise à vingt à l’heure comme dans les rues de Crenshaw… ». Le ton était donné et la journée pouvait se dérouler à la manière d’une intro de Doppelgangaz.