- Es-tu un écrivain maudit ?
- Oui, étrangement maudit, bien que très connu. Un ami m’a dit une fois que je lui rappelais un de ces tableaux où Dieu désigne quelqu’un d’un doigt vindicatif pour être la victime.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. Il n’y a pas de raison. Il fallait quelqu’un.
Je suis pétri de sentiments divers. Plusieurs fois, j’ai voulu poster un extrait de La belle vie de Jay McInerney, avant de me raviser. Trop sentimental. Je suis donc parti au cinéma découvrir Un été brûlant, où Bellucci me donnait envie de charger sabre au clair, en chantant l’Ave Maria.
Puis, à la soirée de lancement du numéro hybride d’Irène Erotic Fanzine, l’un des messieurs de Redingote a dit quelque chose très juste : qu’il est agréable de se retrouver dans une soirée où les gens sont intéressants ! À dîner ou en beuverie, ces demoiselles polissonnes savent composer un bouquet d’invités. Je rentrais chez moi fort saoul, mais content. Et là, ce matin, une saloperie de rengaine dans mon transistor. Daniel Darc s’accaparant Céline – « La seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C’est moi le printemps. » – cassant ce merveilleux extrait pour en faire une sous-fredaine. Mais l’a t-il lu ?
Tant-pis, je vous refourgue tout de même l’extrait de McInerney : « Et, même dans le bourbier de sa tristesse, il parvint à s’inventer des scénarios plus joyeux, dans lesquels son renoncement vertueux se voyait récompensé à la fin. »
« Il n'y a qu'une chose dans les arts qu'on puisse comparer aux produits culinaires : ce sont les produits du journalisme ; et encore un ragoût peut se réchauffer, une terrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon peut revoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de journal n'a pas de lendemain ; on n'en est pas à la fin qu'on a oublié le commencement, et, quand on l'a parcouru, on le jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné. Ainsi, je ne comprends pas comment l'homme qui a une valeur littéraire consent à perdre son talent dans les obscurs travaux du journalisme ; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin, se résout à griffonner sur le papier brouillard d'un journal ; certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-cœur quand il voit les feuillets où il a mis sa pensée tomber sans bruit avec ces mille feuilles que l'arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses branches.»
« Toutefois mon oncle Benjamin n’était pas ce que vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire. C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cette folie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chez l’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale, qu’on voudrait toujours raisonner ainsi. (…) Mon oncle Benjamin avait des principes : il prétendait qu’un homme à jeun était un homme encore endormi ; que l’ivresse eût été un des plus grands bienfaits du Créateur, si elle n’eût fait mal à la tête, et que la seule chose qui donnât à l’homme de la supériorité sur la brute, c’était la faculté de s’enivrer. »
Claude Tillier : Mon Oncle Benjamin, (livre favori de Georges Brassens, ndlr)
« Je vois New York comme une page blanche avec des lignes où chacun peut inscrire son expérience. C’est une ville qui vous rend très conscient d’y vivre. Même les numéros se chargent de mémoire. » dit Michel Gondry à Marc Lambron dans son Carnet de bal (3). Puis il ajoute, à propos du Lit, le bar favori de votre serviteur il fut un temps : « C’est le vernis du temps qui donne un supplément de valeur aux choses. On ne sait que rétrospectivement quelle partie du passé va devenir légende. ». J'avais le coeur qui battait, ce matin, en découvrant ça…
Punta della Dogana, je contemple la vue à côté de « Pothead » de Paul McCarthy. Derrière la vitre, je me sens aussi con que cette tête de bite. Je suis las des critiques du monde par le biais de l’art contemporain. Un monde qui « continue, sans gêne, sans embarras, dans un univers un peu plus brutal, un peu plus condamné où la moyenne des vertus et des vices doit être restée à peu près constante. » Près de l’Accademia, un graffiti-verrue : « New Times. New Blood. » Comme Morand, toujours, j’en viens presque à regretter un monde où « chacun portait encore l’habit de sa profession : les pédérastes restaient exclusivement pour hommes, sans faire des extras du côté des dames âgées ; les Blancs étaient moins noirs que les Noirs, les vieilles rôtisseuses de balai, célèbres pour leurs faiblesses, ne publiaient pas des mémoires édifiants, les prêtres ne ressemblaient pas à des pasteurs protestants, les étudiants en sociologie ne se déguisaient pas en bergers kurdes, et les bergers kurdes en parachutistes. » « Jamais l’expression actuelle « être mal dans peau » ne se traduit mieux que par nos travestis contemporains. » dit le génial écrivain. Alors je retourne à l’immuable, dans les ruelles bordées de murs d’aquarelle. Aux fenêtres, des dessous fleuris et des chemises d’uniforme, cinq, comme les jours travaillés de la semaine. Une mère engueule son rejeton : « viens voir, c’est plus intéressant que d’faire de bêtises ! » Un autre graffiti : « Books and Boobs ». Je souris face à cette encre Posca. Notre monde est tout de même amusant…
« Je reste insensible au ridicule d’écrire sur Venise (…) » C’est presque par ces mots que Paul Morand débute son livre. Je ne peux que les lui emprunter.
À peine le premier pont franchi, deux femmes, ces tirades :
- Où est-ce qu’on a d’ja vu ça ? - Florence ? - Ouai, mais même, dans un autre pays ?
Pour ma part, je n’avais jamais vu ça. Nulle part. De Venise, je m’attendais au carton-pâte, et j’ai été conquis. Place Zanipolo, je n’écris pas sur ce qui m’entoure, les touristes qui passent mais que je ne vois même pas. Dire que j’ignorais que cette ville n’avait jamais été envahie pas les autos… Les Toscani « ont cet avantage de faire le vide autour de moi, j’en apprécie le tabac, et la prévenance » aurait pu chanter Gainsbourg. Toscano, cigare racine, comme un gamin fume des lianes. Je ne vois plus que ce que je désire voir. La Valpolicella est là pour convertir les plus récalcitrants. Les obsédés de la santé n’ont qu’à se contenter de l’eau des canaux. Au Palazzo Grassi, un petit français visite l’exposition derrière un masque de carnaval ; il se fait gronder par la gardienne et doit l’ôter. Paul Morand poursuit : « A Venise, ma minime personne a pris sa première leçon de planète, au sortir de classes où elle n’avait rien appris. L’école ne me fut qu’un long ennui, aggravé de blâmes, mérités ; (…) »
Puisqu’il faut faire vivre les libraires, je suis les conseils de la réclame et m’arrête chez Itinéraires, du côté Halles de la rue Saint Honoré. Venise doit arriver. J’ai déjà dit mon rapport au voyage, cette race à laquelle j’appartiens, qui prend les trains en marche, patati et patata… De guide à ouvrir, il ne sera pas question de Routard. Je connaîtrai des Venises plurielles, comme Paul Morand. Après avoir acquis cet ouvrage, j’entreprends un Paris presque touristique, comme pour m’en emplir, avec la ferveur des derniers jours, des dernières emplettes avant départ. Des touristes sont en tenue de sport. Marche-t-on réellement davantage à l’étranger que dans sa propre ville ? Je continue jusque la Madeleine et Ladurée. « Des gens qui font la queue, tout ça pour des macarongs… mais le magasin il est beau ! » dit un monsieur au téléphone et en short, ou en short au téléphone ? Demi-tour. Penhaligon’s, une vendeuse me tatoue les poignets de patchouli. Devant la librairie Delamain, je ne peux résister aux bacs. Mes doigts font défiler les ouvrages d’occasion. Pourtant, j’y ai déjà fait le plein hier midi. Ce sera Colette, « Prison et Paradis ». Ne l’avais-je déjà en Pléiades ? Qu’importe, je glisse deux euros dans la caisse ; les gens jettent des pièces dans les fontaines en espérant que leurs vœux soient exaucés, je peux bien me jeter dans les hasards de la littérature, qui plus est féminine ! Nous sommes d’ailleurs Place Colette, le Némours me tend les bras. Un Deliciosos de Davidoff, acquit à la Civette, n’attend que d’être circoncis et fumé ! La lumière a déjà des clartés d’automne : c’est qu’il est vraiment temps de quitter ce Paris à l’été avorté !
Dans l’antichambre du cabinet où un médecin diagnostiquera ce que mon tendon rotulien manigance depuis trois semaines, je ronge mon frein en parcourant le « Petit éloge de la bicyclette » d’Eric Fottorino, ancien directeur du Monde. Je confesse y trouver un certain réconfort à cette infirmité passagère qui m’interdit toute virée :
« Aujourd’hui encore, quand me guettent des pages d’écriture, mes ordres de grandeur sont convertis en intensité physique. Cela peut sembler incongru ou trivial de comparer le noble effort des lettres et celui du rémouleur de bitume. Pour moi ils sont égaux et, pour tout dire, la fibre cycliste, parce qu’elle m’a souvent remué la chair, m’est apparue comme une préparation sans pareille pour affronter le vertige des mots, l’épaisseur du langage au milieu duquel le chemin est étroit pour trouver le ton juste, le bon rythme, l’image, la couleur, la musique, l’émotion, la grâce. « On pense à vélo » prétendait Cioran. Je crois aussi qu’on écrit beaucoup quand on n’écrit pas. De ces longues virées à bicyclette me sont restées des phrases, et pas n’importe lesquelles : des débuts, des commencements, tous ces « il était une fois » qui rendent les histoires possibles, et belles. »
« A force de côtoyer les illuminés du gardon, je m’y suis mis, à la « canne roubaisienne en roseau laqué noir, 72,20 F » dès que j’ai compris qu’il nous fallait à tous, pour vivre, un vice, sous peine de mort. Le vice, c’est la santé. C’est l’eau des plantes, le vin de pas mal, les femmes de beaucoup, l’éther de quelques-uns, la politique d’autres encore. Moi, c’est la pêche. Je suis gâté. »