« C’est que Paul s’inquiétait de son talent : il ne savait plus écrire ces romans brefs et éclatants qui photographiaient l’époque, il produisait à la chaîne des récits de voyage, des portraits de ville, il écrivait comme on respire, sans réfléchir – la grande angoisse, l’incontournable à l’heure où les vapeurs de l’alcool se dissipent, où aucune femme ne vous lance un de ces sourires qui dit : ne t’inquiète pas, je me charge de te trouver un lit pour recueillir tes songes du petit matin, l’angoisse qui pointe à l’heure de la lucidité – celle d’être un auteur mineur (…) »
Mille excuses pour le manque d’activité de ces derniers jours, mais le bouclage et le lancement du second numéro de Passion mobilisent bien du temps. Patience…
“Quand Mme François parlait de Paris, elle était pleine d’ironie et de dédain ; elle le traitait en ville très éloignée, tout à fait ridicule et méprisable, dans laquelle elle ne consentait à mettre les pieds que la nuit.”
« Guy nous rejoignit. Je m’aperçois que je n’ai guère parlé de lui : un beau garçon de vingt ans, une chevelure romantique, des mains diaphanes, une sensibilité trop aiguë. Longtemps, nous l’avions admiré, puis sa faiblesse, avouée après le départ d’Irène, nous avait détournés de lui. Nous étions tentés de l’abandonner à son violon, à ses livres rares, à ses étranges lubies d’adolescent qui ne mûrirait jamais. Pourtant il nous émouvait encore par l’idée grandiose qu’il se faisait de l’amour. Son approche d’Irène fut pathétique comme s’il craignait les coups. Elle ne lui en assena pas et, sans doute pour mieux dérouter, elle renoua avec Guy comme si rien ne s’était passé sinon qu’elle renonçait une fois pour toutes à sauter des bras de l’un dans les bras d’un autre.
Guy fut très prudent. Il s’aimait trop lui-même pour que la fuite scandaleuse d’Irène ne l’eût pas gravement blessé. Comme une plaie profonde, difficilement guérissable, il portait le souvenir d’un amour effondré en pleine extase. Nous étions plus sceptiques que lui sur la qualité d’un tel amour, mais qui aurait osé le lui dire ? Personne. Étonnés, nous le regardions prendre de l’épaisseur, en même temps qu’Irène nous inquiétait tant nous doutions de sa sincérité. »
Vous fouillez dans votre bibliothèque et sur Internet pour un projet, et tout se recoupe : Le Bardot Show et Louis Aragon, par exemple. Pour accompagner cette vidéo, il n’était pas raisonnable de poster davantage que cet extrait du Paysan de Paris, mais bon sang, quel texte parfait !
“Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez-vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfoins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs ! Du parfum des gants au cri de la chouette, des battements du cœur de l’assassin à la flamme-fleur des cytises, de la morsure à la chanson, que de blondeurs, que de paupières : blondeur des toits, blondeurs des vents, blondeur des tables ou des palmes, il y a des jours entiers de blondeur, des grands magasins de Blond, des galeries pour le désir, des arsenaux de poudre d’orangeade. Blond partout : je m’abandonne à ce pitchpin des sens, à ce concept de la blondeur qui n’est pas la couleur même, mais une sorte d’esprit de couleur, tout marié aux accents de l’amour. Du blanc au rouge par le jaune, le blond ne livre pas son mystère. Le blond ressemble au balbutiement de la volupté, aux pirateries des lèvres, aux frémissements des eaux limpides. Le blond échappe à ce qui le définit, par une sorte de chemin capricieux où je rencontre les fleurs et les coquillages. C’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, une ombre paradoxale des caresses dans l’air, un souffle de défaite de la raison. Blonds comme le règne de l’étreinte, les cheveux se dissolvaient donc dans la boutique du passage, et moi je me laissais mourir depuis un quart d’heure environ.”
Si en ce moment je me lèche le doigt, ce n’est pas pour mieux tourner les pages à l’aide d’une technique colporteuse de microbes, mais parce qu’un feuillet pernicieux en a incisé la peau, ouvrant le cuir trop fin de mes mains. Un comble pour quelqu’un qui voulait se plonger dans le Leather Issue d’Exhibition.
Il y a un an, Edwin Sberro, Gaël Hugo et Boris Ovini nous avaient laissé avec les Lipsticks. Je revois la couverture, mais du rouge, aujourd’hui, je l’associe aux ongles vernis. J’en visualise un, plutôt long, courant le long d’une échine frémissante, dans un sens puis dans l’autre, comme on dessine sur du nubuck. Puis le jeu lasse, et l’on passe à d’autres cuirs. Grainé, glacé, pleine fleur ou vernis, chiné en friperie, percé comme un lobe, ou délicieusement fétichiste. Je pense aussi à la rétrospective d’Alexander McQueen au MET, à un cuir éternel retour aux sources, cuirasse idéale pour nous, mammifères sadiques que l’évolution a laissé roses et nus.
Ce cuir un peu écœurant à l’arrière des berlines, grinçant quand il est de mauvaise qualité, conteur d’histoires sur une paire de boots couturées… Plus tard dans la nuit, il enserre des muscles bandés, souligne des seins aux tétons dressés, mais au commencement il y a la matière. Il y a également l’artisan. Ceux d’Hermès ont confié leurs outils à l’objectif de Guido Mocafico.
Malgré la présence d’un texte sur Serge Lutens ou un entretien avec Olivier Saillard, Exhibition est avant tout un magazine pour l’image.
Cette révérence faites à l’image appelle un objet de grande taille et une impression irréprochable : un travail précis, qui commande le rythme de parution, annuel, et qui tranche avec la frénésie de la toile. Ces objets nous offrent du temps, le temps qu’il faut pour en jouir : aller les chercher, les transporter, les laisser reposer. Ensuite, un peu plus tard, il s’agit de trouver l’espace pour laisser se déployer ces deux grande ailes de 44 cm sur 33.
La pièce est extraite de son coffret, on la positionne, on l’ouvre et on y saute à pieds joints. On y croise Willy Vanderperre, Roxane Mesquida, Solve Sunsbo, Boris Ovini, entre autres. Les pages coulent, comme la substance noire de la série de Suzie Q et Léo Siboni, on traverse le tout et on se dit, sourire en coin, qu’internet est une des plus belles choses qui soit arrivée aux magazines.
La Conjuration
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(Exhibition est disponible chez Colette, en édition limitée)
« À vingt-cinq ans, le personnage fantasque et rabelaisien est déjà un vieux garçon, goûtant la conversation de vieillards. »
On dirait une description de votre serviteur, sauf qu’il s’agit de Flaubert, le maître d’Olivier Frébourg… Au premier abord, le sujet de Gaston et Gustave, son dernier livre, semble propice à l’ouverture des vannes lacrymales : sa femme accouche prématurément de jumeaux dont l’un est dans les limbes et l’autre doit se démener pour ne pas oublier de respirer. Mais le livre a deux cœurs : celui de Gaston, le jumeau vivant, et celui de Flaubert. Le premier à bien du mal à battre sans aide, et le second ne bat plus que par procuration de son œuvre. La littérature est-elle compatible avec la vie de famille ? Olivier Frébourg ne peut choisir. Alors son cœur décide de battre plus fort, pour que vivent les deux.
Ces temps-ci, lorsque j’étais saoul, je me suis surpris à dire à des filles ou à des types auprès de qui je faisais le malin, que la littérature était le seul combat qui finissait par m’intéresser. Un combat ? Quel combat ? Nous verrons s’il sera toujours à l’ordre du jour où le patachon se trouvera amoureux, avec des envies de quitter Paris pour créer son nid quelque part. Peut-on aimer, écrire, voyager et travailler entre deux becquées ? « Les hommes mettent un peu de leur âme dans beaucoup de choses, et c’est pourquoi il y a tant de beauté dans le monde, de cette beauté inutile qui est au-dessus de la vie. » écrit Chardonne dans ses Destinées Sentimentales. On dit qu’aller dans le sens de la beauté c’est aller vers Dieu. Si c’est le cas, pourquoi serait-elle inutile ? Et puis Dieu doit apprécier les courageux de la plume qui savent aussi changer les couches.
J’avais ouvert Gaston et Gustave pour quelques pages, acte récurent des séances de coucher, mais ne l’ai refermé qu’après le point final. Frénésie de lecture puis insomnie totale, de celles qui vous tiennent éveillé jusqu’à la sonnerie matinale. Toute la nuit, je conservais une lueur d’espoir. « Ne te relève pas pour te mettre à ton bureau, tu es peut-être sur le point de t’endormir… » me disait une petite voix. Mais à 6h45 il fallut se rendre à l’évidence, c’était raté : ni sommeil, ni feuillets noircis. Le bal de la semaine commençait.
Alors que je remontais la rue du Louvre, j’ai vu un homme bien mis dormir debout contre un panneau lumineux. Était-ce pour avoir chaud en attendant le bus ? Par refus du lundi ? Ou peut-être qu’il s’agissait d’un écrivain-père de famille… Ah Paris, cauchemar paisible à qui il restait une petite heure de répit.
” Elle savait ce qu’elle cherchait sans bien en connaître les contours : un son pour elle, un son d’aujourd’hui, comme pour un autre, le ton, le mouvement, la tournure d’une phrase que l’on pressent quelque part à l’horizon de sa conscience, minuscules utopies, les toutes dernières, spéciales, des sur-mesure, pour quelques-uns. Peut-être passe-t-on sa vie à ça, à la recherche de quelque chose qui est déjà là et à se transcrire soi-même en sons, en mots et n’être plus que ça : quelques sons, quelques mots qui s’évadent de nous.”
« J’avais eu avec Jérôme de ces longues discussions nocturnes de jeunesse, qui sont comme la maquette d’un destin, l’esquisse d’un festin futur, une espèce de déclaration d’amour à l’avenir … »
Passé le premier chapitre de Mémoires d’un snobé, d’où sont tirées ces lignes, Marius de Vizy (de la Revue des Deux Mondes, aime-il préciser, comme un supplément de particule) ne nous parle plus de cette jeunesse enfermée dans le cercueil de Jérôme, pas tellement de la mort, mais plutôt de la musique de la vie littéraire et germanopratine (pléonasme parisien).
Dix chapitres commençant par dix airs différents que siffle le narrateur en se levant, en organisant un dîner avec Houellebecq et Iggy Pop ou allant à une fête chez Beigbeder.
Des airs snobs, des airs snobés, des airs nostalgiques également, comme celui de l’amour de sa vie raté dix-sept ans auparavant.
Qu’il est difficile pour le critique de passer de l’autre côté du décor, de devenir enfin écrivain, et donc critiqué, « Ton encre doit couler d’une blessure intime » lui ressasse son éditeur autour d’une andouillette, après avoir démoli son manuscrit, recouvert de tant de ratures et d’annotations agressives qu’il est comparé à un Pollock. Comment déclarer son amour à l’avenir lorsqu’en bon père de famille catholique on est hanté par les assauts réguliers de Caroline, embrassée sur le nez et abandonnée à ses questionnements ? Peut-être qu’il faut continuer à tâtonner, avec foi. Au Montana ou au Flore, les couloirs finissent par déboucher quelque part.
Sur mon bureau – une planche assez moche posée sur deux tréteaux bancals – s’entassent livres et revues, fanzines et cahiers, carnets abîmés et… ordinateurs. L’un est un très vieil iMac que je n’utilise jamais, l’autre un assez vieux laptop qui ronfle, mais tourne encore. Je m’en veux car je reviens toujours à lui, au lieu de rester concentré sur autre chose. Ainsi, j’avais prévu de m’atteler à la rédaction d’un long acte d’accusation contre notre siècle, comme dirait ce cher Ignatius J. Reilly, mais je n’ai eu de cesse d’être aimanté par Facebook. J’y suis tombé sur Voyage au bout de Direct 8: l’émission littéraire la moins chère du monde, un article de Raphaël Breuil pour la rubrique Bibliobs du Nouvel Observateur.
Il nous est offert, à nous autres insomniaques des nuits sans fêtes, repus de pain, blasés des jeux, une nouvelle distraction, une nouvelle issue. Nous n’aurons plus à nous faire dormir avec ou sans l’aide d’une dame, à enrichir les laboratoires pharmaceutiques et à compter les moutons ou les bécassines de Chasse et Pêche… Maman n’est pas revenu nous lire une histoire, mais la télévision oui ! Chaque nuit, de 3h30 à 6h00, le patrimoine littéraire mondial [est] déversé sur un plateau hideux de 2m², mal éclairé, avec une comédienne qui rame pour venir à bout des trois heures de lecture.
La demoiselle y bute sur l’Éducation Sentimentale comme une élève de CP sur la première page de Ratus et tente de faire passer Maupassant pour Le Père Castor. Lorsqu’elle lit, on trace immanquablement un parallèle avec celui d’une actrice de film pour adulte, non pas lorsque cette dernière se retrouve à quatre pattes mais quand elle est censée jouer, encore habillée. La démarche n’est pas si différente de La Conjuration qui essaye de vous faire lire quelques pensées en vous attirant à l’aide d’une photo polissonne, mais la virulence de mon propos se trouve confirmée par divers commentaires sur la fanpage de l’émission où l’on sent que ça se tire sur la fronde chez les insomniaco-littéraires !
« Regarder ce plan fixe qui vire au glauque pendant des heures est le prix à payer pour apaiser nos angoisses d’Homme moderne tout en se cultivant. » dit Raphaël Breuil.
Pour ma part, je crois que je vais plutôt me faire une trace de vélin pur fil ou de japon impérial et attaquer l’intégrale des essais de Philippe Muray que je n’ai jamais eu le courage d’ouvrir. Je ne sais si le matin me trouvera encore éveillé, mais il me trouvera certainement moins con que la veille.