« Dans l’instant qui suit, je me retrouve à nouveau dans un taxi, les scènes derrière la fenêtre comme un brouillard d’alcool, une partie du paysage que semble être ma vie, des lumières qui filent dans la nuit, la bière et l’alcool coulant dans mon sang et me traînant vers ces destins étranges. »
Cette phrase est issue de «East of the Adriatic », le journal que Scott Bourne a tenu lors d’un voyage dans les Balkans et que les éditions 19/80 viennent de publier en l’agrémentant de photos prises par Bertrand Trichet et Sergej Vutuc.
Voyage et écriture ont toujours fait bon ménage. Chaque jour apporte son lot de nouveautés et le temps est limité ; deux ingrédients qui favorisent l’envie d’écrire et de concrétiser cette envie. La perfection n’est pas de mise, ce qui importe c’est d’écrire. Si c’est mauvais, tant-pis, on recommence le lendemain avec de nouvelles aventures ; et si l’ensemble n’est pas concluant, peu importe, il appartenait au voyage, what goes on tour, stays on tour. Ce dernier touche bientôt à son terme, il y en aura d’autres, on essayera une autre fois… Mais Scott Bourne n’en n’est pas à son premier périple, sa prose à eu le temps de se roder sur l’asphalte ou les cailloux des chemins buissonniers. Ses voyages sont l’imprévu même. Ils s’ébauchent sur un coup de fil et commencent dans la minute qui suit. Il n’ont pas forcement de destination. Ce sont des voyages, des vrais, pas des trajets. « Nous avons dessiné des cartes impossibles à lire sans connaître le désir d’aventure qui les a fait naître. »
Scott Bourne fascine. Il incarne quelque chose de l’Amérique à qui il a pourtant fait ses adieux. Il n’a pas vraiment de chez lui car il est chez lui partout. Grand, beau, tatoué jusqu’au cou, il impressionne jusqu’au roi des gitans qui lui offre sa femme sur son propre bateau, amarré sur quelques berges de Belgrade.
« Une petite porte nue, en métal, et dont la peinture s’effrite avec la rouille. En l’ouvrant, nous entendons à nouveau le rythme de la nuit. Un petit escalier en colimaçon nous conduit en bas, dans les caveaux où les morts dansent comme des esclaves. Sans âme, sans vêtements, la chair fraîche s’enroule autour du dance pôle, sur le battement sourd du rock and roll. Le I BRANCKA BLACK ROSE. Nous nous asseyons et fixons presque morts, les peaux fines de ces femmes, et je suis un peu excité, non pas elles, mais par les ténèbres de ce donjon. La noirceur absolue, la désolation et le désespoir des rues qui nous ont menés ici, les hommes que nous sommes, ou que nous sommes devenus en pénétrant dans de telles ténèbres. Nous ne buvons qu’une bière puis disparaissons dans un autre taxi, voyageant vers nos lits qui nous conduisent au matin. »
En Scott Bourne je reconnais le style de celui qui écrit sous l’emprise de l’alcool. Je ne parle pas du style de celui qui boit en écrivant ou boit pour être inspiré, mais de celui qui boit parce qu’il vit et qui tout à coup, par hasard, alors que ce n’étais pas prévu, est frappé par l’inspiration et la nécessité de coucher sur papier son ressenti. Il y a une certaine lourdeur dans ce type de phrase, mais tellement de sensibilité qu’on ne peut qu’être touché par ces impressions à fleurs de peau. Si l’alcool enterre les uns, il fait prendre de la hauteur aux autres, leur donnant un certain recul sur l’existence. « Cela me rend triste, mais ce n’est pas ma ville, mon histoire, ce n’est pas l’endroit où je dois me lever ou me battre pour que cela change. »
L’ouvrage est bilingue, disponible en ligne ICI et en librairie chez OFR, 7L et Spacejunk.
"Elaine a l'air trop coriace pour t'attirer. Tu ne la trouves pas particulièrement gentille. Seulement, tu as tout de même envie de lui montrer que tu peux t'amuser comme tout le monde. Objectivement, tu sais qu'elle est désirable. Tu te sens donc plus ou moins tenu de la désirer. Là encore, il faut suivre le mouvement. Tu ne cesses de te dire qu'avec un peu de pratique, tu finiras par trouver ton compte dans les rencontres les plus superficielles, que tu renonceras à chercher le remède miraculeux, que tu cesseras de souffrir. Tu apprendras enfin à trouver ton bonheur dans les petits bénéfices des plaisirs sans lendemain."
" Thérèse eut peur qu'elle ait enlevé les cigarettes, avança la main vers la table : les cigarettes n'y étaient plus. Comment vivre sans fumer ? Il fallait que ses doigts pussent sans cesse toucher cette petite chose sèche et chaude ; il fallait qu'elle pût ensuite les flairer indéfiniment et que la chambre baignât dans une brume qu'avait aspirée et rejetée sa bouche. Balionte ne remonterait que le soir ; toute une après-midi sans tabac ! Elle ferma les yeux et ses doigts jaunes faisaient encore le mouvement accoutumé autour d'une cigarette."
"Beaucoup s'étonneront que j'aie pu imaginer une créature plus odieuse encore que tous mes autres héros. Saurai-je jamais rien dire des êtres ruisselants de vertu et qui ont le cœur sur la main ? Les "cœurs sur la main" n'ont pas d'histoire ; mais je connais celle des cœurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue."
En passant place de l'Europe, je me suis demandé ce qu'une femme d'un certain âge faisait à genoux derrière son labrador sable, une large feuille de papier journal dépliée devant elle. Quelques pas supplémentaires m'apportèrent la réponse. Elle attendait que son fidèle ami canin défèque, pour emballer son œuvre. J'ai alors repensé au "Basse Fosse" de Pierre Desproges. Lors du spectacle, il s'adressait au public, le jugeant grotesque d'être là, assis, car peu d'animaux s'abaissent jusqu'à s'asseoir.
"A part le chat et le chien, créatures stupides qui poussent parfois la veulerie jusqu'à tolérer dans leur sillage des employés de banque dont ils lèchent la main, quand ce n'est pas la concubine, peu d'animaux, je le répète, s'abaissent jusqu'à s'asseoir. Et encore, on dit : le chien, mais le chien ne s'assied jamais véritablement, ah non ! Il s'appuie sur ses pattes de devant, dans une position relativement élégante, alors que l'employé de banque, non."
Après avoir accompli son œuvre, le labrador s'est mis à gratter le bitume comme s'il s'agissait de terre, afin de dissimuler les rejets de son organisme. Pauvre bête. J'aurais aimé l'enlever à ce bitume qu'une mégère l'oblige à fouler, et lui offrir les marais que réclament ses pattes palmées et son poil imperméable.
Dans un métro ligne 1, le contrôleur ressemblait de manière troublante à Louis-Ferdinand Céline. L'œil pédant, le cheveux plaqué en arrière, le naseau droit et la lippe tantôt goguenarde, tantôt résignée, son visage bronzé portait les marques du masque de ski et des réjouissances enneigées qu'il quittait à regret pour poinçonner sous terre.
Je doute que l'ermite de Meudon ait eu le goût des schuss et christianas ou que l'employé de la RATP porte de l'intérêt à la prose malmenée aux points de suspensions, mais les rapprochements hasardeux ne sont pas un domaine qui inquiète la Conjuration. La preuve ? En alliant ce post anecdotique à la vidéo de "Top Of The World" de Ace Hood !
"J'aime dormir avec Deb, elle flotte légèrement dans le sommeil, comme en écho… Plume tiède… Bonne peau… Les femmes, ça se juge la nuit, dans le renversement des pétales… Tout sort… La tranquillité ou le quotient de ressentiment…"
"La théorie, l'extorsion de la plus-value, tout ça c'était bien beau, mais ce qui comptait c'était la vie, et la vie c'était que la bourgeoisie ne portait pas de culotte et s'envoyait un petit kilo de viande à dîner."