“Je tenais dans mes bras cette femme, qu’est-ce qu’une femme, une chair qui va se flétrir, une peau, un satin, une voix qui murmurait à mon oreille, elle disait David, elle m’a nommé une deuxième fois, ce nom de roi que je porte et cet être de fange que je suis se sont accordés au long des nuits d’hiver parce qu’une voix de femme les prononçait. J’étais David parce qu’elle faisait rouler sous sa langue ce nom qu’elle consentait à lui, qu’elle me l’accordait, my David, nous avions connu cette étrange joie, cette tristesse violente d’un monde qui finissait. J’avais attendu en vain la certitude, j’avais cherché sans le savoir la lumière que donne l’existence d’un autre qui entraîne. Je vivais sans recours, d’être nommé et sans nom, et elle m’a appelé, elle m’a nommé David, nous étions l’heure arrêtée et l’autre qui ne viendra plus, mais il venait pourtant. J’ai toujours su que l’amour est une fable, une affaire intérieure, une affaire de police, je n’y crois pas, rien n’est réciproque, et surtout pas cela. Mais parfois les moules se brisent, les rivières remontent vers la source, l’heure sonne et ne sonne plus, et ce qui devait venir advient, l’amour devient amour parce qu’il est, il meurt, mais il est, jusqu’à la fin il est.”
Sur les marches d’une maison bruxelloise, le trop-plein des pompes à bière ruisselle à la manière d’une inondation d’étage. J’affronte cette cascade alcoolisée en me cramponnant à une rampe moite et descends vers l’inconnu. « A tes risques et périls mon ami, mais ne reste pas plus de cinq minutes là-dedans. » Prévenu, j’entre pourtant et brule mes yeux à la lumière des stroboscopes. Chaque mouvement se découpe et la lumière corrige mon rythme. J’oublie les heures et la raison, me tonifie au gin jusqu’à ce qu’une minette maquillée comme Black Swan nous vire de la soirée pour avoir osé rompre sa playlist.
Si Paris est corseté par le périphérique, quelle est la silhouette de Bruxelles dont je ne sais établir ma propre échelle ? L’inconnu rend vulnérable. Disponible aussi. On s’agrippe aux visages aperçus ; et s’ils vous invitent d’un sourire, vous suivez, quitte à ce que ce soit vers la Touche, sorte de cimetière de nuit où viennent mourir les épaves.
Ici, point de banc où s’effondrer, sourd à l’appel du terrain. Alors il faut s’agripper au comptoir et accompagner le roulis d’une pils. Les blondeurs se suivent comme la lumière d’un phare. A moins qu’il ne s’agisse du chant des sirènes, de leurs lyres qui mènent aux récifs. Ces derniers ont le moelleux d’un canapé convertible. Avant de sombrer, je marchande avec mon hôtesse : le petit-déjeuner contre une visite guidée, si les brumes se dissipent avec le jour.
Il n’y aura pas de matinée, mais les vapes seront chassées par les rafales de mon souffle houblonné. L’éthylisme semble vouloir gouverner mon week-end puisque même au musée je suis confronté à des cuves. Dans l’ancienne brasserie Wielemans-Ceuppens, je jette un œil distrait aux expositions contemporaines et leur privilégie la vue des friches et des voies ferrées où le jour bataille de ses dernières splendeurs. La nuit gagne, je descends du tram, l’hôtesse y reste. Tant-pis, j’irai manger des frites chez Eugène, ou ailleurs.
Brel chante les villes du Nord, les laides de nuit. Les rues basses illustrent ses paroles. Même les devantures blanches des boutiques branchées n’ont plus que l’hostilité des projecteurs braqués sur les phalènes. Alors je rentre vers le Manoir des Fils où j’ai déposé mon sac. La fratrie se lève à peine. Partis groupés pour la même soirée et sensés rentrer entiers, nous nous retrouvons enfin. Je leur apporte des Chimay Rouge en guise d’offrande. L’eau siérait davantage au Doliprane.
Leur canapé est un cocon où je voudrais rester pris jusqu’au jour prochain, mais la nuit est d’un trop fort appel pour ces vampires du week-end. Leurs dents mordent la pulpe dynamitée d’une vodka-pamplemousse, leurs traits d’esprits s’aiguisent à l’unisson de leurs canines. L’apéritif est un long hors-d’œuvre et dépasse le service régulier des transports en commun. Ce sera le bus de nuit où un karaoké rap et sans sous-titre leur maintient le sang chaud. Viennent alors les dédales de la Gare du Midi, l’odeur d’urine et les courants d’air, les distributeurs de billets aussi rares que les banques à braquer. L’attente et la marche ont raison de moi, je les abandonne en chemin pour la banquette d’un taxi et le repos du Cimetière d’Ixelles.
Au zénith, le soleil dominical a déjà l’air de guetter son lit. Je recharge mes batteries à l’aide de croquettes aux crevettes, et entame une course contre l’astre parmi les boutons de culotte et les porte-clés publicitaires de la Place du Jeu de Balle. Mon regard balaye les étals, sans réel but mais demandeur, réclamant la surprise dans les effluves de soupe à l’oignon et les rixes de congolais.
Je pars vers d’autres institutions comme le Musée Magritte où je m’arrête sur les gravures, reviens sur le dessin à la plume de l’Aube Désarmée, repasse encore pour en voler la photo. L’artiste est cité à même le mur. « Il n’y a pas de choix : pas d’art sans la vie. » Pris de cette urgence, je retourne embrasser les Fils. Reviendras-tu ? Non peut-être ! Je rentre à Paris en compagnie d’une foule silencieuse, une internationale des squatteurs de canapés. Dans la nuit, nous gardons le ciel bleu à l’abri sous nos pardessus, le protégeons d’un lundi sans soleil.
Dans le labyrinthe de l’exposition, s’enchainent les vidéos et les grincements, les pièces monumentales et les tas de poussière. A l’extérieur, des glaçons tombent d’une benne et forment un tas qui fond sur le dallage. En face, des abeilles recouvrent la tête d’une statue, mais l’une d’elle s’en est échappé pour venir se mettre au chaud à l’intérieur. Et alors que je contemple des américains se battre lors d’une fête païenne, un chien blanc famélique passe devant moi, la patte avant droite comme trempée dans un pot de peinture rose fluo. L’apparition est irréelle. La bête poursuit son chemin. Je la reverrai plus loin, figée comme une statue, puis plus loin encore, regardant son reflet dans la vitre. Le cerveau grésille, la perception est chamboulée, la jubilation présente. Où sommes-nous ? Quand tout cela s’arrêtera-t-il ? Est-ce seulement un commencement ? Et puis j’ai rêvé que dans mon cou tombait une abeille de Pierre Huyghe, qu’engourdie elle poursuivait sa route à l’insu de l’œuvre.
Par Foucauld
(Pierre Huyghe, jusqu’au 6 janvier 2014, Centre Pompidou, Paris)
Dans les paquets de vent, ivre de Paris, tes grands airs abandonnés aux bourrasques, tu sens que la source n’est pas tarie. Pousser jusqu’au Louvre, revoir en peinture les ciels de Venise. Oui, Venise, la lagune, et des ciels qui partent.
De l’œil tu cherches des lueurs qui seraient celles de la lune, mais la vitre du train ne renvoie que ton reflet en costume. Tout à l’heure tu as découvert Sassoferrato et aucun Google n’en rendra jamais les couleurs.
Par Foucauld
(Giovanni Battista Salvi dit il Sassoferrato : La Vierge adorant l’Enfant Jésus)
Dans la caserne XXIV Maggio, l’Or du Rhin retentit dans une enfilade de pièces sombres, peintes d’un bleu délavé. Cyprien Gaillard y expose à l’initiative de la Fondazione Nicola Trussardi. Destructions de tours, plongeons initiatiques, et compositions de polaroids plantent un domaine des dieux artistique, comme si l’artiste revisitait l’album d’Astérix dans une version contemporaine.
Nous sommes entre les murs de l’ancienne boulangerie militaire qui alimentait toutes les garnisons de Lombardie jusqu’en 2005 et permit de nourrir la ville pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans les années soixante, les minettes affluaient à ses portes pour tenter d’y apercevoir Adriano Celentano venu répondre à l’appel du service national. Johnny ou Booba, chaque pays et chaque génération a son Elvis.
Plus tard, sous la flamme de gaz d’une terrasse couverte, deux femmes discutent devant un spritz et, distraites, déposent frénétiquement les cendres de leurs cigarettes dans la coupelle d’olives vertes. Je ricane puis replonge dans mon livre.
« Et déjà, alors qu’elle ne faisait que se tenir là, dans ses vêtements bien coupés, cela commençait… Les gens commençaient à la comparer à un peuplier, à l’aube matinale, à une jacinthe, à un faon, à de l’eau vive, à un lys dans un jardin ; et cela lui était un fardeau – car elle préférait de beaucoup qu’on la laisse vivre à sa guise à la campagne, mais il fallait qu’on la compare à un lys et qu’elle aille à des soirées, et Londres était si pesant à côté de la solitude à la campagne avec son père et les chiens. »
Par Foucauld + un extrait de Mrs Dalloway de Virginia Woolf
Charles Fréger a traversé l’Europe pour nous ramener un livre. Wilder Mann vient de paraître aux éditions Thames & Hudson. Deux grandes années auront été nécessaires pour réunir ce mélange d’ethnographie et de mode, où les hommes deviennent bêtes, jettent leur nom par terre et abandonnent toute forme d’identité. Un travail remarquable et comme le monsieur le dit sur son site : Go and get it.
Wild Nothing est la dernière exposition d’Amira Fritz, invitée à Milan par Le Dictateur. D’une enfance passée à courir les forêts bavaroises, la photographe tire une obsession pour la végétation, qu’elle expose de manière systématique dans ses images, que ce soit des travaux personnels ou commandés. Pour réaliser ce grand rien sauvage, elle s’est enfermée des mois en Suisse, dans une grande chambre noire, unique méthode pour tirer manuellement ces grands aplats de matières. Chaque pièce est unique et porte en elle toute l’intransigeance de leur créatrice.
« … quand les filles nouvelles n’avaient pas encore enfilé les armures, elles dansaient fragiles, avec un spleen impérial, sur les airs ironiques des Kinks. »
Peu d’articles ces temps-ci, j’ai tendance à garder. Je relis Schuhl, aussi. Entrée des Fantômes d’une traite cette nuit. Comment avais-je pu omettre sa nouvelle Silver Phantom sur une nuit d’errance avec Jim Jarmusch ?
Une lectrice de la Conjuration m’a écrit pour me conseiller l’exposition Gisèle Freund à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent où les écrivains du siècle nous y fixent en couleur, pour la première fois. J’en sors et pousse jusqu’au Musée d’Art Moderne dont on ne fréquente jamais assez les collections permanentes, gratuites et néanmoins splendides. Je m’y esclaffe devant les mines terribles de La Promenade du dimanche au Tyrol de Jean Fautrier, ai envie de cueillir les Fleurs de Max Ernst, puis de dévorer une jugulaire comme sur Les Amoureux (après la pluie) de Picabia.
« Qui accepterait de risquer sa vie pour du café bio, des meubles recyclés et des panneaux solaires ? Les causes de notre temps nous paraissent aussi médiocres que notre existence : qualité de l’air, commerce équitable et biodiversité. Il n’y a pas là de quoi soulever les foules, si ce n’est pour leur promettre une vie tranquille, un air sain et des pelouses propres. »
Cet extrait d’Après La Défaite de Bruce Bégout est tiré de Zeitgeist, la prise de risque de Yan Céh. Rassurez-vous, il n’y est question d’aucun Saint Georges pourfendant un dragon d’hydrocarbure mais bien d’une croisade esthétique, habitée par la foi en l’écrit.
Un magazine se feuillette, se parcourt, s’oublie. Zeitgeist n’en est pas un, c’est une revue, conçue pour s’y plonger. On y découvre le manuscrit des Mots Bleus que Jean-Michel Jarre griffonna pour Christophe. D’abord des mots de guingois, à l’encre bleue, raturés, dansants désordonnés. L’encre a bavé, s’est imprimée à l’envers sur la page limitrophe. Les strophes arrivent. Puis l’une prend de l’ampleur, évidente : les mots qu’on dit avec les yeux, toutes les excuses que l’on donne, vous connaissez la chanson…
Si Zeitgeist propose une réflexion sur le langage, le mot n’y est pas exclusif ; d’ailleurs, Michel Houellebecq n’y est pas publié en tant qu’écrivain, mais comme dessinateur : son autoportrait est même analysé par Diana Widmaier Picasso. Dans une remarquable critique, elle fournit une clé, donnée par son illustre grand-père à Brassaï : « Pourquoi croyez-vous que je date tout ce que je fais ? C’est qu’il ne suffit pas de connaître les œuvres d’un artiste. Il faut savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstances. »
Entre « faiseurs de revues » on se rencontre, et l’on troque ses bébés. J’ai remis Passion à Yan et il a eu la gentillesse de m’offrir Zeitgeist. Lorsque nous discutions, il fut interrompu par un coup de fil de Jean-Jacques Schuhl, l’écrivain culte qui lui a conseillé de se lancer dans cette aventure. Je le questionnai et il me le décrivit comme le véritable zeitgeist – l’esprit du temps. Un esprit dans tous les sens du terme, hantant le présent mais venant du passé, ou de l’avenir.
Pour clore ce post – vilain mot contemporain – je citerai le plus ancien collaborateur de Zeitgeist, un certain Charles Baudelaire dont voici un extrait de Fusées, datant de 1887 :
« Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux – autant que possible – du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : que m’importe où vont ces consciences ? Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors d’œuvre. Cependant je laisserai ces pages, – parce que je veux dater ma colère. »
Le Super Kamiokande est un cylindre de 40 x 40 mètres, rempli de 50.000 tonnes d'eau pure, ceinturé de grosse boules de verres, creusé au fond d'une montage japonaise Un observatoire de neutrinos, ou la plus belle piscine du monde.