A la ligne
Tuesday, March 17, 2015Chaque sport est circonscrit par les lignes qui lui sont propres. De Paris à Rio, les surfaces de réparation sont identiques et Michael Jordan n’aurait pas été perturbé outre mesure par la raquette du playground de Stalingrad. Pourtant, le pratiquant lambda est assujetti à un espace, sans possibilité de partager celui de ceux qu’il admire : on ne quitte pas le terrain en gravier de Garges-Sarcelles pour la pelouse du Stade de France, à moins d’un talent exceptionnel. C’est là que le cyclisme se distingue : le pédaleur du dimanche et le coureur professionnel partagent les mêmes routes. Du mythe d’hier au gregario de demain, du maillot jaune à l’écolier buissonnier, tous filent le long des mêmes lignes blanches. Certaines relient les vallées par un col mythique, d’autres zèbrent d’interminables Beauce quand elles ne mènent pas de la Concorde à l’Arc de Triomphe un soir de juillet. Maître Jacques puis le Baron Eddy y ont roulé, Monsieur Tout-le-monde et Lance Armstrong y pédalent encore. S’ils étaient réunis autour d’un verre de bière, ils pourraient témoigner de la cruauté de pourcentages identiques, se raconter le même vent de face et leurs batailles contre eux-mêmes. La différence réside dans la moyenne horaire, mais peu importe, puisque dans ce récit nous allons à la ligne.
Nous sommes au mois de mars et notre peloton matinal profite d’une première belle journée pour tourner les jambes en Vallée de Chevreuse. Alors que le capitaine de route relance dans une côte, j’aperçois quatre coureurs de l’équipe Giant-Alpecin qui nous regardent à l’angle d’une patte d’oie. Malgré des montures qui tiennent davantage de l’avion de chasse que de la bicyclette, ils passent inaperçus. Cela n’a rien d’étonnant : comme chaque dimanche, les cyclistes pullulent dans ce Parc Régional des portes de Paris. Cadet affuté ou vétéran monté sur Cycles Alex Singer, chacun prend l’air, s’entraine ou tue la bête. Malheur à l’impudent automobiliste qui userait du klaxon : il se verrait bloquer la route par un déploiement en éventail, dans un tonnerre d’imprécations où se libèrent la frustration d’une semaine sédentaire et la joie de pédaler ensemble.
Les Lotto NL défilent au grand complet devant le château de Dampierre. Tout à l’heure, trois voitures de la formation Katusha dévalaient la D91 vers les 17 Tournants, le toit couvert de Canyon Aeroad. Ces régiments d’une élite internationale ne sont pas là par hasard : dans quelques heures sera donné le départ du prologue de Paris-Nice. Ma passion triomphe de la communauté et je m’échappe.
Route nationale, Hôtel Best Western, station service, hypermarché… Une ZAC comme toutes les ZAC, s’il n’y avait ces deux bus : l’un est aux couleurs des kazakhes d’Astana et l’autre des espagnols de la Movistar. Des mécanos s’affairent sur des vélos de contre-la-montre. Je me retourne pour voir passer une silhouette familière : Thomas Voeckler. Instinctivement, je saute sur mon vélo et tente de le rattraper. Il s’élance sur la nationale et je le vois s’éloigner de plus en plus. Suis-je dans un jeu vidéo ? Le bruit caractéristique d’une roue pleine me ramène à la réalité et c’est un coureur Movistar qui me dépasse.
Sur cette route ordinaire, les coureurs provoquent ce même brouillement d’ondes que les mannequins égarés entre deux défilés. La presse et la télévision ont beau nous les montrer en images haute définition, leurs physiques détonnent au milieu des nôtres : anormaux mais fascinants, monstrueux mais pas horribles. Certains partagent les caractéristiques de leurs comparses des podiums : visages faméliques, jambes interminables, bras dépulpés, hanches étroites. Des casques profilés aux visières miroirs achèvent de leur ôter toute humanité. On retrouve pourtant cette dernière dans leurs discussions. « T’étais où ? T’as fais quoi ? La Ruta ? ». Les coureurs papotent comme dans un congrès de notaires ou un salon de vignerons indépendants. Je suis au milieu d’eux et aucun policier ne songe à m’arrêter. Arnaud Démarre tourne autour du rond-point dans sa tenue de champion de France, tandis qu’à côté de lui Bryan Coquard est condamné à l’uniforme Europcar : il n’y a que sur piste qu’il a le droit de porter ses rayures de champion du monde de l’américaine. Cyril Gautier les rejoint d’un air décidé, et moi je ralentis encore au cas où la maréchaussée me cueillerait. J’en oublie de complexer sur les câbles apparents de mes cocottes dépareillées : nul mécano ne remplace quotidiennement ma guidoline.
Les coureurs partent sur la file de gauche pour les vérifications d’usage de leurs montures aérodynamiques. Ils font la queue comme à la visite médicale. Le poids est-il réglementaire ? Dans le monde des enfants dont je fais partie, les contrôles anti-dopage n’existent pas. On gagne parce qu’on est fort, parce qu’on est courageux. De toutes façons, les piqûres font peur et les gélules sont trop dures à avaler. Qui voudrait s’infliger cela ? Je fais demi-tour et pars vers les bus. Partout, on s’affaire. Il y a des vélos à installer, des autographes à signer. Les coureurs s’échauffent sur leurs rouleaux. Certains tournent le dos au public, comme les AG2R La Mondiale, d’autres préfèrent l’affronter de face. Devant le bus de la Sky, le quidam guette Bradley Wiggins dont le vélo blanc orné de son portrait doré de champion du monde du contre-la-montre patiente au milieu des autres Pinarello Dogma. Le vainqueur du Tour 2012 bénéficie d’un coupé Jaguar en lieu et place des breaks qui suivent les autres coureurs pendant leurs prologues individuels.
Dans une ambiance de kermesse où se mêlent chorale de retraités, sportifs handicapés et jeunes gloires des clubs locaux, les coureurs traquent les secondes concédées par leurs prédécesseurs. Monsieur Loyal chante les gloires des saisons passées, énumère places d’honneur et victoires obscures. Le vélo maintenu à la selle par un commissaire de course, les coureurs enclenchent les cales de leurs pédales, ajustent une mitaine, crachent, se signent et s’élancent au top, rapidement suivis par leur voiture et deux gendarmes à moto. Après un tour des équipes, je longe le parcours pour les voir passer à pleine vitesse.
Le prologue traverse la ville où l’on profite des terrasses et grimpe aux réverbères. On se croirait dans le Tour de Louis Malle, chez Tati et son facteur, dans un critérium de village. Qui rapportera le bouquet du vainqueur à sa sainte mère ? Ceux qui ont fini de courir circulent incognito, rendus à l’anonymat de la route. Je pourrais être l’un d’eux. Je ne le serai jamais. Il me reste à tracer ces lignes, puisque nous avons suivi les mêmes, l’espace d’un instant.
Par Foucauld
(Photo : Bernard Hinault corrigeant un manifestant lors de la 5e étape de Paris-Nice en 1984. La scène est à voir en vidéo ici.)
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