Il faut nous voir déserter nos lits avant le chant du coq. En cuissard dans la cuisine, nous ingurgitons des œufs frits alors que demeure sur nos langues le goût du dernier whisky. Nous avons toujours un moment de doute quand le réveil sonne, que les fourchetées ne passent pas, mais il se dissipe immanquablement dès que nous sommes dehors, tous ensemble, malgré l’averse qui courbe nos échines.
Que cherchons-nous à vélo ? Ce n’est pas la performance, la vitesse ou l’ascension, même si nous aimons ces aspects concrets, ces symboles. Ce n’est pas non plus la soif de découverte : cela nous intéresse-t-il de voir si le lilas a fleuri à Chaville, le long des murs en meulière ? Il ne s’agit pas non plus de mériter quoi que ce soit ; ni bière, ni repas pantagruélique. Pendant l’effort, la perspective d’une viande grasse nous fait parfois avancer, mais plus l’arrivée est proche, et plus elle se dissipe. Alors, pourquoi tous ces kilomètres qui nous laissent complétement vide ?
Toute la semaine, nous avons l’âme de lycéens pensionnaires qui attendent la libération. Le dimanche venu, nous séchons la messe et avalons la distance du matin jusqu’au soir, au bord de l’indigestion. Sous la douche, nous semblons rassasiés par ces week-ends, mais dès que le lundi pointe son nez, nos esprits sont ailleurs, oublieux des pourcentages cruels, des vents de face et des crevaisons lentes.
La route vient nous replacer sur de bons rails, ceux des rêves d’enfant, de l’instinct, de notre nature. La vie, les études, le travail nous en avaient écarté. L’homme n’est pas un animal sédentaire. Ses yeux ne sont pas faits pour se brûler aux écrans de cristaux liquides, mais pour contempler le bal des cumulus, le vent dans le colza de la Beauce, le bitume qui défile. En roulant, l’homme élargit sa vie, précise son territoire. Il fait son Grand Paris à lui, pousse les murs de son esprit en franchissant le périphérique. Lorsqu’il pédale sans savoir quand il rentrera, s’il faut tourner à droite ou à gauche, il rend hommage à l’enfant qui lisait Nicolas Vanier, ou rattrape ce jeune actif qui termine un livre de Nicolas Bouvier pour s’échapper de l’open-space. Ah, nous autres jeunes actifs ! Actifs mais jusque-là si immobiles. Comment peut-on qualifier ainsi des gens si sédentaires ? Nous avons déjà voyagé dites-vous ? Mais les low-cost ne vaudront jamais la route ! On ne peut pas voir la planète avec quelque chose qui lui nuit, on ne fait que la consommer.
Désormais, fini le temps de l’attente, de l’attente d’un ordre ou d’un coup de fil, du bon vouloir de la fortune et des petits chefs. La route permet de revenir à l’essentiel. Avec elle, il n’est plus question de se battre pour être la première ou dernière roue du carrosse, ni même de prendre la place du cocher, mais bien d’être ce cheval qui aurait rongé sa longe ou son harnais. La route nous rend disponible à nous-même.
Nous ne sommes pas comme nos aînés les MAMILS, ces middle-aged men in lycra qui cherchent à se prouver quelque chose en se mettant au sport. Nous ne sortons pas à vélo comme on sort un chien dans la rue, un hamster dans sa roue, un taulard dans la cour. Nous ne pédalons pas pour nous défouler : l’acte ne serait qu’un temps mort, toujours trop vain. De ces MAMILS, nous partageons l’intensité de leur passion de néophytes, mais nous n’avons rien à nous prouver. Ou peut-être que si : nous cherchons la preuve que nous sommes encore libres.
Le vélo nous hante. Il nous hante par son histoire, et celle qu’il faut écrire. Peut-être parce qu’il est à l’image de la vie, mais d’une vie épurée d’un certain superflu, rendue à l’essentiel. Un essentiel d’effort et de joies, de difficultés et de récompenses, de solitude et d’amitié. La route aiguise l’œil et l’oreille. En venant nous bousculer dans nos habitudes, en nous astreignant à avancer, elle nous oblige à justifier l’instant, à cueillir la moindre anecdote le long du fossé. Il peut s’agir de l’image tenace d’un ciel menaçant s’inscrivant sur notre rétine, du chandail Les Shadoks d’un pompiste de départementale ou du bon mot de l’un des coureurs.
Le vélo nous nourrit de nous même et des autres, et ce que l’on peut en faire de mieux c’est d’en tirer des histoires ; les plus belles possibles, malgré nos pauvres mots. Des histoires qui ne toucheront certainement que nous, puisque nous lassons déjà nos proches lorsque nous parlons de notre passion. Mais peut-être toucherons-nous d’autres personnes, en leur donnant l’envie de faire de même, seuls ou avec nous ? A moins que nous leur offrions simplement le plaisir que procure la lecture, même celle du plus léger feuilleton.
“Comment, après ces pages qui sont naturalistes en apparence, mais qui expriment avant tout l’inquiétude surnaturelle propre à notre époque, comment oserai-je me promener seul dans la nuit de Paris ? Déjà, je trouve des tronçons épars de moi-même dans les divers quartiers de ma ville natale ; aussi afin d’éviter de procéder à un de ces inventaires sentimentaux, à un de ces bilans du corps et du cœur dont chacun sent la nécessité, au moins une fois l’an, à l’entrée du printemps, je préfère me réfugier avec vous sous les lumières de la ville ; évitons la solitude obscure, propice à la levée en masse de nos fantômes ; fuyons vers notre prochain ; fuyons-nous : les agglomérations urbaines n’ont pas d’autre raison d’être.”
Paul Morand, préface de “Paris la Nuit” de Brassaï, 1932.
Ôtons le bandana du Pirate, oublions sa barbiche, et ne gardons que le pur grimpeur. Pour cela, il faut prendre notre K-Way et contempler Marco Pantani dans le Galibier. Nous sommes en 1998. Sous une pluie battante et par quatre degrés Celsius, il y frôle le bitume comme l’ont traverse en patins un parquet ciré. Derrière, les autres s’embourbent. Alors Pantani continue à tirer son braquet dantesque, les pieds vissés dans une posture de ballerine. Marco l’Elefantino, ses airs de bête traquée, de chat famélique. Qui sont les gamins cruels qui lui ont fait des misères ? Pantani courbe le dos, et fuit, fuit vers la rédemption. Les épaules et le bassin bougent à peine, même lorsqu’il doit se maintenir en danseuse. Le col est passé, c’est la descente vers les Deux-Alpes. Tel un dogue, une moto le suit sans le lâcher. La caméra a remplacé les coureurs, cloués par ce temps d’Apocalypse. Avec neuf minutes d’avance, Marco Pantani trouve enfin l’abri de la ligne, qu’il rejoint les bras en croix. Ses paupières recouvrent ses yeux vides et c’est déjà fini. Sourire furtif sur le podium, l’œil noir malgré son maillot solaire, Marco Pantani n’a jamais été rayonnant dans la victoire. Il était de ces hommes dont on voudrait séparer la vie de l’œuvre. Est-ce pour palier à cela que chacune de ses échappées avait des airs de baroud d’honneur ? Comme si ce pouvait être la dernière.
Marco Pantani s’est définitivement échappé il y a dix ans, et ce matin j’ai fendu la pluie en pensant à lui.
Pourquoi quitter les montagnes ? Depuis la vallée, les sommets enneigés s’offrent sous des angles moins familiers. Me tourneraient-ils le dos de mépris ? L’air vif est celui d’une dernière provision. Bientôt, j’entrerai en apnée. Quelque chose là-haut me rendait meilleur.
Une dizaine d’heure plus tard, le dernier accord retentit dans un bar parisien. Les lumières s’y rallument comme sonnent les cloches des cours de récréation. Je pédale dans la nuit, le dernier virage approche. Il ne viendra pas. La masse sombre d’un camion décide de battre de l’aile. La portière s’ouvre brusquement, je suis projeté dans la voie parallèle. Derrière, les voitures fondent sur moi comme des charognards. Je ramasse mon vélo, mes lunettes, et vais m’effondrer sur une barrière, le corps plié comme une serviette qui sèche. Je reprends mon souffle dans l’indifférence générale, palpe mes côtes meurtries, contemple les lambeaux de mon pantalon ouvert sur un genou sanguinolent. La nuit peut être une transition douloureuse.
Une auto me cueille au saut du lit pour me conduire à un canapé bruxellois. On m’apporte un Orval qui promet de me requinquer. Dehors, les gens déambulent avec l’air d’attendre le réveillon comme un second Noël païen. A l’heure dite, tout tonne dans le Manoir des Fils. Passion a fait le déplacement, les ardennais également. Les cliques de fêtards mélangent leurs styles distinctifs au son de la oï des Vilains. « Nous sommes des hooligans ! Belgique Hooligans ! ». Dans la cour, les fusées sifflent, les bouchons de Mathusalem pètent et les bises claquent. Il faut déjà partir. Les fêtards s’étirent, le groupe éclate. Comme le vers qu’un gamin tranche en petits bouts, nous continuons à évoluer distinctement. L’un prend le tram, l’autre cherche à s’incruster dans les fêtes croisées, et certains se perdent. Tôt ou tard, tous se retrouvent dans un duplex. Il y a là du rap, d’impudiques trios, de l’urine partout. Le propriétaire souhaitait-il la mort de son logement ? Toutes mes cartouches sont brûlées, la chasse est finie.
Le premier de l’an aspire toute vie des artères citadines. Il faut réactiver la pompe. Westmalle, chips goût bicky, gaufres fourrées, toutes les méthodes sont bonnes. Si les villes d’ailleurs nous offrent plus que ce que nous leur donnons, d’où vient ce vide en les quittant ? A quel moment leur laissons-nous un pan de nous même ? Sur la route du retour, les essuie-glaces ne chassent pas que la pluie. Le cœur est un organe qui a du mal à se régénérer.
Sur les marches d’une maison bruxelloise, le trop-plein des pompes à bière ruisselle à la manière d’une inondation d’étage. J’affronte cette cascade alcoolisée en me cramponnant à une rampe moite et descends vers l’inconnu. « A tes risques et périls mon ami, mais ne reste pas plus de cinq minutes là-dedans. » Prévenu, j’entre pourtant et brule mes yeux à la lumière des stroboscopes. Chaque mouvement se découpe et la lumière corrige mon rythme. J’oublie les heures et la raison, me tonifie au gin jusqu’à ce qu’une minette maquillée comme Black Swan nous vire de la soirée pour avoir osé rompre sa playlist.
Si Paris est corseté par le périphérique, quelle est la silhouette de Bruxelles dont je ne sais établir ma propre échelle ? L’inconnu rend vulnérable. Disponible aussi. On s’agrippe aux visages aperçus ; et s’ils vous invitent d’un sourire, vous suivez, quitte à ce que ce soit vers la Touche, sorte de cimetière de nuit où viennent mourir les épaves.
Ici, point de banc où s’effondrer, sourd à l’appel du terrain. Alors il faut s’agripper au comptoir et accompagner le roulis d’une pils. Les blondeurs se suivent comme la lumière d’un phare. A moins qu’il ne s’agisse du chant des sirènes, de leurs lyres qui mènent aux récifs. Ces derniers ont le moelleux d’un canapé convertible. Avant de sombrer, je marchande avec mon hôtesse : le petit-déjeuner contre une visite guidée, si les brumes se dissipent avec le jour.
Il n’y aura pas de matinée, mais les vapes seront chassées par les rafales de mon souffle houblonné. L’éthylisme semble vouloir gouverner mon week-end puisque même au musée je suis confronté à des cuves. Dans l’ancienne brasserie Wielemans-Ceuppens, je jette un œil distrait aux expositions contemporaines et leur privilégie la vue des friches et des voies ferrées où le jour bataille de ses dernières splendeurs. La nuit gagne, je descends du tram, l’hôtesse y reste. Tant-pis, j’irai manger des frites chez Eugène, ou ailleurs.
Brel chante les villes du Nord, les laides de nuit. Les rues basses illustrent ses paroles. Même les devantures blanches des boutiques branchées n’ont plus que l’hostilité des projecteurs braqués sur les phalènes. Alors je rentre vers le Manoir des Fils où j’ai déposé mon sac. La fratrie se lève à peine. Partis groupés pour la même soirée et sensés rentrer entiers, nous nous retrouvons enfin. Je leur apporte des Chimay Rouge en guise d’offrande. L’eau siérait davantage au Doliprane.
Leur canapé est un cocon où je voudrais rester pris jusqu’au jour prochain, mais la nuit est d’un trop fort appel pour ces vampires du week-end. Leurs dents mordent la pulpe dynamitée d’une vodka-pamplemousse, leurs traits d’esprits s’aiguisent à l’unisson de leurs canines. L’apéritif est un long hors-d’œuvre et dépasse le service régulier des transports en commun. Ce sera le bus de nuit où un karaoké rap et sans sous-titre leur maintient le sang chaud. Viennent alors les dédales de la Gare du Midi, l’odeur d’urine et les courants d’air, les distributeurs de billets aussi rares que les banques à braquer. L’attente et la marche ont raison de moi, je les abandonne en chemin pour la banquette d’un taxi et le repos du Cimetière d’Ixelles.
Au zénith, le soleil dominical a déjà l’air de guetter son lit. Je recharge mes batteries à l’aide de croquettes aux crevettes, et entame une course contre l’astre parmi les boutons de culotte et les porte-clés publicitaires de la Place du Jeu de Balle. Mon regard balaye les étals, sans réel but mais demandeur, réclamant la surprise dans les effluves de soupe à l’oignon et les rixes de congolais.
Je pars vers d’autres institutions comme le Musée Magritte où je m’arrête sur les gravures, reviens sur le dessin à la plume de l’Aube Désarmée, repasse encore pour en voler la photo. L’artiste est cité à même le mur. « Il n’y a pas de choix : pas d’art sans la vie. » Pris de cette urgence, je retourne embrasser les Fils. Reviendras-tu ? Non peut-être ! Je rentre à Paris en compagnie d’une foule silencieuse, une internationale des squatteurs de canapés. Dans la nuit, nous gardons le ciel bleu à l’abri sous nos pardessus, le protégeons d’un lundi sans soleil.
Dans le Bois de Boulogne, la nuit couve encore les avenues qui mènent à l’hippodrome. Matinales, les voitures de police contrôlent déjà les automobilistes en excès de vitesse. Elles ont délaissé les camionnettes des travelos, rentrés se coucher après une nuit à se les geler en collants. Les miens ne sont pas résilles, mais plutôt renforcés d’une peau de chamois, car je me rends au « Morning Ride » organisé par Rapha, le prestigieux équipementier cycliste.
Il est 7h30 lorsque Gildas et moi débouchons sur « l’anneau » dans une bruine hostile. Nous commençons à tourner à la recherche du café promis par la marque, mais il n’y a personne. Ni cycliste, ni représentant. Alors que nous amorçons le second tour, nous croisons Julien des Street Pistard en sens inverse. Il est comme nous, sans info. Le problème de Longchamp, c’est qu’en tournant à allure identique autour d’un même axe, on a de fortes chances de ne jamais croiser les autres. Le soleil a rendez-vous avec la lune… mais les deux se posent un lapin. Heureusement, les courageux finissent par se retrouver, et un break s’arrête à nos côtés. En descendent trois personnes du staff Rapha, dont un cycliste et sa monture. Pas de café pour nous sortir des brumes du sommeil, il faut d’abord le mériter ! Le peloton s’élance en file indienne. Le rythme est rapidement imprimé et la casaque solitaire du Street Pistard est notre ligne de mire. Sortie de virage, relance à quarante-cinq kilomètres heure, et l’escadrille passe en double file, dans le crépitement des roues libres. Nous pourrions appeler cela la « formation discussion », puisque chacun en profite pour faire connaissance, ou se reluquer la bécane comme dans une convention de motard. Il y a des tours concentrés, et d’autres où la relâche permet de s’abreuver, avant que les fourmis dans les jambes de certains ne les poussent à l’échappée solitaire. Au bout d’une heure, nous voyons le break revenir, mais d’un commun accord nous poursuivons l’entraînement, dans le sillage humide de nos roues surgonflées. La boue constelle nos visages, nos chaussures à semelles de carbone ne sont plus que des bassines où nos orteils transis macèrent. Et dire que d’habitude nous ne sommes pas encore levés à cette heure… L’appel du café devient insoutenable. C’en est assez. Clic. Clic. Les pédales se déclipsent. Nous descendons de selle et nous ruons sur les gobelets, nous gavons de viennoiseries avec la sensation du travail bien fait. Les discussions sont chaleureuses, elles se prolongent, comme avec Thibaut d’A fish on a bike que son Tour de France en solitaire n’est pas parvenu à dégouter du vélo. Mais telles des cendrillons diurnes, nous devons nous précipiter si nous ne voulons pas que notre virée ne se mue en retard. La crevaison est la citrouille du cycliste. Nous regagnons nos pénates où nous attendent nos panoplies civilisées. Nos coups de pédale ont allumé le jour.
L’aéroplane amorce sa descente dans la brume rose d’une ville dont je connais jusqu’à la typicité du froid, celui qui nous pique les yeux lorsque nous retrouvons la route, après une journée à cuire sous la couveuse des open-spaces. Alors que ma jambe martèle nerveusement le sol de l’appareil, je me cramponne aux Fleurs du Mal dont l’édition de poche s’ouvre sur Le Balcon :
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Par Foucauld
(Photo : Roger Vadim, Les Liaisons Dangereuses 1960)
Dans les visages des femmes, je scrute leur singularité. Où est leur exotisme ? Dans ces sourcils ? Il y a les rondes chez qui l’on retrouve des traits à la Picasso, et d’autres plus sèches, comme les gitanes qui peuplèrent le Sacromonte. Il y a ici d’autres filles, au teint moins mat, aux yeux moins noirs. Des tatouages douteux recouvrent leurs corps par endroit. Les têtes se tournent à leur passage, et les regards descendent sur leurs croupes qui balancent sous les sarouels. A Rennes elles seraient teufeuses, autour de la Fontaine des Innocents punks à chien. Ici, sous le soleil clair et piquées par le vent sec, elles rejoignent les cabanes troglodytes des hauteurs de la ville, en portant à deux des cagettes de légumes glanés. Les guides touristiques qui passent sur leurs Segways les désignent en anglais comme des hippies, des « bohemian peoples », mais mon cœur balaye leurs propos réducteurs. On a les Esméralda qu’on peut. Parfois, une dreadlock vient s’échapper d’un chignon pour courir le long de leurs dos musclés, comme un serpent qu’une flute ferait danser. Malgré ma tête d’enfant sage et la posture guindée que j’affecte sans le vouloir en fumant un cigare, j’aimerais quitter le café et courir après elles sur le sol de galets, mosaïque rustique et géométrique qui ajoute à la poésie des ruelles. Les immeubles forment des meurtrières. Entre leurs dentelures, l’Alhambra apparaît en rappel lumineux. Ici, le luxe n’a rien de savoureux. On est plus riche d’une grande bouteille d’Alhambra sur un muret blanchi que de sa version en terrasse privée. Pour un peu, on s’en ferait des maracas, et l’on quitterait ses Nike pour battre la mesure pieds nus dans la poussière, danser avec les chiens andalous.
Granada. Grenade. Andalousie. Face à la beauté, à ce qui est unanimement considéré comme la beauté, je cherche une aspérité, la caisse de résonnance qui créerait un écho en moi-même. Pouvoir me projeter en ces lieux, ne plus avoir la sensation de rester en surface. Comprendre la ville, l’essorer pour n’en garder que l’âme, comme l’on visite ici d’anciens hammams débarrassés de la vapeur. Longer des murs à se faire fusiller devant, quitte à ce que ce soit par le soleil, car ici il tarde à passer à l’heure d’hiver.
Les villes doivent se visiter d’un pas rapide, sur de longues distances, pour saisir leur énergie, leur altitude. Le rythme est trouvé.
Passé un temps suffisant d’errance, d’acclimatation, la beauté vous cueille tout à coup. A quoi cela est-il dû ? A la lumière moins crue ? A ce cheval solitaire croisé au détour d’un chemin comme un chat errant ? A ce guéridon perché en haut d’un balconnet qui vous fait dire : « je pourrais vivre là, juste à cet endroit, et ne regarder plus que cette vue, l’Alhambra à gauche, la Catedral en face, puis le dôme de céramique de San Juan de Dios, et le soleil qui s’apprête à s’effondrer.»
Là-haut, devant San Miguel couverte de hiéroglyphes peints à la bombe verte, je m’assois sur un muret, les jambes ballantes, face au vide. Trois musiciens lui tournent le dos. Un étudiant lit, une autre repasse ses fiches. Des jeunes filles discutent sur un muret. Leur babil pourrait être celui de petites vieilles. Les tissus des robes ne sont pas si différents entre les générations, seules changent la longueur des jupons, et les hanches qui s’épaississent.
Tout à coup le vent se lève, les lumières artificielles se mettent à scintiller en contrebas. Il faut dévaler les rues à la tombée du jour pour retrouver l’hostilité des ramblas. Je reste sans carte, tourne quand bon me semble, à droite, à gauche, et tant pis si ça remonte, si la ruelle est sombre. Dans une rue touristique pleine de bars à chicha chimique et de marchands de babouches made in China, mon œil est soudainement accroché. Je reviens sur mes pas. Un bar pas très grand, un comptoir trop lumineux, un prix d’appel. J’entre et l’on me sert un tubo d’Alhambra avec un petit pain chaud garnis de viande en sauce. En une gorgée de bière, une bouchée épicée, ma journée est faite. Quitterais-je la ville en poussant El Suspiro del Moro ?
Par Foucauld
(Image : La Rendicion de Granada, Francisco Pradilla y Ortiz, 1882)
Dans le labyrinthe de l’exposition, s’enchainent les vidéos et les grincements, les pièces monumentales et les tas de poussière. A l’extérieur, des glaçons tombent d’une benne et forment un tas qui fond sur le dallage. En face, des abeilles recouvrent la tête d’une statue, mais l’une d’elle s’en est échappé pour venir se mettre au chaud à l’intérieur. Et alors que je contemple des américains se battre lors d’une fête païenne, un chien blanc famélique passe devant moi, la patte avant droite comme trempée dans un pot de peinture rose fluo. L’apparition est irréelle. La bête poursuit son chemin. Je la reverrai plus loin, figée comme une statue, puis plus loin encore, regardant son reflet dans la vitre. Le cerveau grésille, la perception est chamboulée, la jubilation présente. Où sommes-nous ? Quand tout cela s’arrêtera-t-il ? Est-ce seulement un commencement ? Et puis j’ai rêvé que dans mon cou tombait une abeille de Pierre Huyghe, qu’engourdie elle poursuivait sa route à l’insu de l’œuvre.
Par Foucauld
(Pierre Huyghe, jusqu’au 6 janvier 2014, Centre Pompidou, Paris)
Les bus du soir ont des airs de film français, quand entrent des brunes en trench-coat dans le halo des plafonniers. Dehors, un fast-food caribéen met en lumière un homme qui avale goulument son plat de friture épicée. Il dévore plus qu’il ne dine, au point qu’on a l’impression que tout le monde chipote et mange sans avoir faim dans les restaurants plus policés. Le sourire plein de dents blanches et de chair, l’œil en extase, il m’apparait à la manière des clients du restaurant de Time Square où Bardamu prend son premier repas américain :
« Mais si on nous arrosait ainsi clients de tant de lumière profuse, si on nous extirpait pendant un moment de la nuit habituelle à notre condition, cela faisait partie d’un plan. Il avait son idée le propriétaire. Je me méfiais. Ça vous fait un drôle d’effet après tant de jours d’ombre d’être baigné d’un seul coup dans des torrents d’allumage. Moi, ça me procurait une sorte de petit délire supplémentaire. Il ne m’en fallait pas beaucoup, c’est vrai. »
Le vent du soir s’invitait dans les artères niçoises qui débouchaient sur la place Garibaldi. Les femmes dans leur majorité ne m’avaient rarement paru aussi jolies, malgré la cruauté des différences lorsque passaient des couples mères-filles. Locales affutées ou grosses anglaises, elles quittaient les plages et retrouvaient le mouvement après la cuisson, pour une grâce qui les touchait toutes provisoirement. Qu’elles soient dédaigneuses des touristes ou heureuses d’être en vacances, de profiter enfin de ces robes que l’on enfile pour quelques minutes sur un maillot de bain humide, toutes avaient leur charme. Les hommes, eux, ne faisaient aucun effort, ne serait-ce que pour les complimenter.
C’est la Méditerranée que je découvrais, avec ses contrastes de foules qui stagnent dans l’eau salie aux pieds de falaises d’une beauté à couper le souffle. Sous l’ombre des pins du Mont Boron plutôt qu’entravé d’immobilité sur les galets des plages du port, j’étais bluffé par l’architecture des palais dont la démesure a conduit à la ruine. De loin, leur vision dans le ciel rose du couchant, parmi la végétation aux allures préhistoriques, avait des airs de science fiction. On s’attendait à voir voler des ptérodactyles et des vaisseaux individuels comme dans les illustrés d’anticipation.
Les appareils photo de téléphone ne permettaient pas de rendre l’atmosphère créée par les bougies. Un jazz idéal berçait les esprits que six mesures de gin et une de Noilly Prat avaient mis en bonnes dispositions. Nous étions un tableau de Georges de la Tour au sujet étonnant. L’une avait trempé le coin d’une serviette dans sa vodka martini et tapotait un illusoire bouton d’acné qui ne fleurissait pas encore sur le menton de l’autre. Elles avaient dans l’œil la touchante naïveté des petites filles. L’établissement fermait plus tôt que prévu. Sous la pluie, les milanaises laçaient leurs fines chevilles de bottines prolétaires qui leur donnaient un air inquiet et résigné ; celui de ceux qu’on pousse à l’exil malgré eux.
Les vues sur cour et les lumières artificielles m’abiment la vue comme l’étroitesse des prisons réduit les aptitudes visuelles des taulards. L’écran est aux idées ce que les lampes bleutées sont aux insectes : un anti. Ça grésille et puis plus rien.
Redécouvrir une perspective d’immeuble m’éblouit. Je devrais prendre cela pour un avertissement mais je n’en ai pas pour autant des envies de campagne. Ce soir, le bruit du bitume sous mes semelles m’est d’un agrément. Sentir sa rugosité qu’il faudrait combler d’uréthane, le gratter de la Church’s sans chercher ni terre, ni aucune plage, malgré les envies de pavés dans la mare. Humer l’air des terrasses, le houblon des happy hours, tourner les talons et rentrer pour le parfum de l’encre.
Dans les paquets de vent, ivre de Paris, tes grands airs abandonnés aux bourrasques, tu sens que la source n’est pas tarie. Pousser jusqu’au Louvre, revoir en peinture les ciels de Venise. Oui, Venise, la lagune, et des ciels qui partent.
De l’œil tu cherches des lueurs qui seraient celles de la lune, mais la vitre du train ne renvoie que ton reflet en costume. Tout à l’heure tu as découvert Sassoferrato et aucun Google n’en rendra jamais les couleurs.
Par Foucauld
(Giovanni Battista Salvi dit il Sassoferrato : La Vierge adorant l’Enfant Jésus)