Je rentrais de la boxe, le vent mordait mes chevilles dénudées, la pression de mon index et de mon majeur sur la gâchette du frein arrière lançait le muscle meurtri de mon avant-bras. Après une douche, je m’emmitouflais dans mon chandail favori, passant outre les trous de mites et le coude grossièrement rapiécé. Bashung passait pour une caravane et les fichiers du troisième numéro de Passion arrivaient. Le louveteau des steppes sommeillait, tapis dans mon cœur. Il leva le museau pour l’enfouir aussitôt contre son ventre. Une sieste confortable, avant de descendre au bistrot d’en bas pour un coup de Côtes du Rhône.
Par Foucauld
« Tu avais en toi une vision de l’existence, une foi, une exigence. Tu étais prêt à t’engager, à souffrir, à faire des sacrifices. Mais petit à petit, tu as remarqué que le monde n’exigeait de ta part aucun engagement, aucun sacrifice, aucune attitude de ce genre. Tu l’as compris : l’existence n’est pas une épopée avec des héros et autres grands personnages ; elle ressemble au contraire à un joli petit salon bourgeois où l’on se satisfait pleinement de manger et de boire, de déguster le café en tricotant des chaussettes, de jouer au tarot en écoutant la radio. Quand à celui qui est animé de désirs, qui porte en lui autre chose, la grandeur héroïque et le sublime, le culte des grands poètes ou celui des saints, c’est un fou et un Don Quichotte. »
« Nous constatons également qu’il avait une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l’aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l’astre massif et maternel de la bourgeoisie. »
La terrasse était couverte et je me demandais si c’était au rayon de soleil ou au chauffage extérieur que je devais un soudain sentiment de chaleur. Devant moi, une table pour quatre personnes couvait une flaque d’eau. Deux arbustes en pot la séparaient du reste de la rue. Ce devait être ce qu’on appelle communément des yuccas.
Le serveur m’apporta un pavé d’espadon et un tajine. Je fus presque agacé d’avoir à quitter mon carnet, bien que j’étais sortis déjeuner. J’eus une pensée pour Simenon lorsqu’il est en « besoin d’écrire » mais pris tout de même ma fourchette et piquai une figue confite.
Plus tard, je furetai chez les bouquinistes où m’attendait un vieux Paris Match. Jane y figurait en veuve éplorée par la mort de son ancien amant. Deux billets de cinq euros plus tard, il était en ma possession. Je continuais ma promenade en contemplant la couverture écornée et vint butter du genou contre une borne électrique. Elle dissimulait une phrase de Victor Hugo, gravée dans la pierre du mur perpendiculaire au Pont des Arts. « Respirer Paris, cela conserve l’âme » y disait le grand homme. Le poing levé en imprécations contre la capitale, je rendis coup pour coup à l’infortunée borne du talon de mes chaussures de curé.
Août a délesté le vent de ses bruits, la ville et ses parfums de bière me sont interdits. Du cinquième étage, je contemple la capitale, les yeux plissés. Mon regard patrouille sur une étendue de façades nues, puis saisit un aéroplane, en vain.
La lecture demeure constante. Le matin, elle saisit mes cheveux raréfiés pour me tirer la tête hors de l’eau. Le soir, elle cherche à m’assommer, tente de me plonger dans les abysses pour m’offrir le repos. Il ne viendra pas. Alors, tel Yves Adrien lorsqu’il appelle son ami Gen., j’ouvre un autre livre pour lui voler quelques minutes de son phrasé délicat et malade. Cette nuit, il s’agira de La Vie de Patachon de Pierre de Régnier.
Voici ce que dit Patachon, Emma de son prénom :
“… Puisque j’ai sacrifié mon âme à ma vie, puisque ce qu’on nomme ma beauté n’a jamais servi qu’à me rendre comique, puisque mes amants ne sauront jamais tous les trésors inemployés de mon obscure petite cervelle, puisque la longue tendresse de mon corps paresseux n’est prise que comme un petit plaisir, puisque mes yeux couleur de petit jour ne reflètent jamais que le désir des autres, il faut bien que je t’aime, ô Nuit, puisque je n’ai que toi pour penser.”
« L’existence avait perdu son allure inoffensive. Elle s’échappe d’elle-même pour aller se décharger dans un trou. Il y a, dans cette contraction, un silence infect. Ça fait comme une gorge de poulet. On a envie d’y passer le couteau, et de trancher ce qui glougloute. Et c’est vrai qu’en marchant toutes ces journées et ces nuits dans Paris, je voyais les corps différemment. Bien sûr, la plupart promènent accablés leur couenne éteinte. Il suffit de prendre le métro vers 18 heures, et de mastiquer dans l’entassement sa propre viande. Il suffit d’engager une conversation dans la rue, ou dans un café, juste après la fin du travail. Ils sont hargneux, comme tous ceux qu’on a lésés. Cette hargne, parfois, est discrète. Sous l’éventuel charme, elle gronde ; le sourire ne sait plus, il se tord un peu, la gêne va devenir méchante. Car la soumission calfeutre. Alors ils préfèrent vous dire en silence : n’attends rien, je n’ai pas le temps. »
Deux géniteurs émus, deux revues de qualité qui vont vous donner du plaisir cette semaine :
Mardi nous fêterons le lancement du dernier numéro de L’IMPARFAITE, au café de la Maison de l’architecture, dans le 10e. Un aperçu ici et on s’inscrit là. Vendredi on enterre le minitel et on fête la nouvelle application de PASSION chez Dominique dans le 2e. On va se voir cette semaine.
Est-ce pour cadrer la musique que l’homme lui a dédié une fête ? Pour ne pas être en reste dans l’Empire du Bien, l’Église s’est emparée de ces agapes païennes en les portant à trente-six heures en Saint Eustache.
S’ils voulaient figurer sur l’affiche aux côtés de Fabrizio Moretti des Strokes ou Hey Hey My My, les musiciens devaient accepter une règle : interpréter une œuvre religieuse au cours de leur set. Sous deux spots d’une couleur dont on se sert d’ordinaire pour zigouiller les insectes, Flavien Berger laisse échapper un mantra, miaulement harmonieux qui rappelle ce que le chat d’Hippolyte Taine dit du chant des hommes : « jamais leur voix fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme […] »
Une fumée vient chatouiller mes narines. Moins lourde que l’encens, elle lui emprunte pourtant son côté entêtant. Comme tous les membres du public, je suis placé dos à l’autel, face aux grandes orgues qui nous surplombent. Tandis que les chants d’oiseaux me font oublier la cour des miracles, je lève les yeux vers ce que l’homme savait bâtir lorsqu’il cherchait à s’élever. Je me plais à croire que c’est la démarche de Flavien qui souhaitait gravir le Mont Saint Eustache pour y lire les lignes du temps.
Alors nous poursuivions ainsi, encore, toujours, dans l’immensité des villes… Il pleuvait mais que nous en importait-il puisque nous étions déjà mouillés, de bières et d’autres choses ?
Les filandres du canard à l’orange se mêlaient aux alvéoles des Wasa Fibres. L’eau du robinet n’était pas des montagnes de l’Embrunais. La lumière jaune des lampadaires tentait de fixer les gouttes de pluie qui, déjà, étaient souillées par le caniveau. Mal abrité, je remontais le curseur de la fermeture éclair de mon cuir, en le pinçant de mes doigts gourds car la tirette était brisée, puis rentrait les épaules. La tête un peu trop penchée pour que la visière de ma casquette protège également mon livre, je retrouvais Chardonne…
« Ces choses, d’autres encore, toutes périssables, me touchent plus que la vision à mon idée des temps futurs, morne durée traînant l’humanité sans cesse refondue, laquelle n’obtiendra rien que nous n’ayons déjà reçu : la vie et la mort, et quelques belles matinées de juin. »
Les sentiments se concentraient, cherchant leur voie en profondeur, presque sans issue ; parfois un jeune homme qui avait l’air de s’être trompé de famille s’enivrait d’un livre.
Lorsque le travail vous occupe une quinzaine d’heures par jour, que tous les magasins sont fermés les rares fois où vous courez les rues, vous vous voyez forcé de privilégier l’essentiel pour faire tourner la machine.
Trouver un peu de littérature ou des cigares correctement humidifiés devient une affaire compliquée. Alors, vous errez dans ces lieux de nuit, de dimanche, de jour férié.
Le Carrousel donne au Louvre des airs d’aéroport. Vous y déambulez sans pour autant dénicher ce que vous cherchez. Vous poussez jusqu’aux Champs que remontent les signes ostensibles de vulgarité. Au Drug’, Gris Clair de Serge Lutens bataille avec les Acqua di Parma. Un poignet chacun calme le jeu un instant. Presse internationale, quelques nouveaux romans pour surveiller l’époque, le plein de Double Coronas de Saint Luis Rey puis Fumoir, Whisky Sour, Mint Julep, Hustler…
Bruine, lettres, volutes, Paris !
Par Foucauld
(Image : Michel Houellebecq par Ulrich Lamsfuss, Galerie Daniel Templon)
“Derrière chaque histoire érotique, il y a une histoire humaine qui embrasse un discours social, politique et esthétique. C’est précisément cette histoire que nous voulons raconter.”
L’imparfaite #4 sort mi-juin. 250 exemplaires en édition limitée sont déjà disponibles en préventes avec un poster de Dan Chermak (54 x 72cm). Dans ce numéro, pêle-mêle : les illustrations de Mark Mulroney, une plongée dans le plus secret des théâtres érotique, le Chochotte, une portfolio de Mustafa Sabbagh, une étude sur la pornographie en Chine, le portrait d’Uta Melle, l’épopée des clandestins slovènes du mouvement OHO, Antoine d’Agata, un entretien avec Judy Minx et Morgane Merteuil, des sex toys d’un genre nouveau, l’histoire de la page 3 du Sun, et des séries inédites de Synchrodogs, VLF, Eli Serres et Adrien Toubiana…
Je m’enrhumais sous la bise et pensais à ceux que le jour avait accueilli au Renate, à d’autres qui devaient promener leurs gueules de bois à Flower Market, à la bêtise du patron de l’établissement, son tutoiement prompt et son accent exaspérant. Il n’y avait personne en terrasse et une voix de femme m’a crié « alors, on se boit son petit jus d’orange tout seul ? ». Je ne la connaissais ni d’Ève ni d’Adam et elle m’a demandé si je pouvais lui offrir un verre d’eau, précisant l’économie du geste. Ensuite, elle s’est emparée de Royal Romance de Weyergans et a lu le quatrième de couverture à voix haute, en butant sur les mots. « Comme ça, je n’aurais pas besoin de l’acheter ! ». Puis elle est repartie clope au bec, la croupe triomphante, me laissant perplexe face à mes œufs qui refroidissaient.
Le week-end avait été ensoleillé et chacun partageait ses rougeurs à grand renfort d’Hipstamatic. Ah ça, on savait que les barbecues étaient de sortie, que les parcs étaient pleins et que l’astre diurne avait pointé le bout de son nez dans l’immensité des villes ! Puis, le lendemain, il avait fallu retourner à la mine.
Dans une ruelle semi-piétonne où les utilitaires disputent aux camions de poubelle le don de vous immobiliser, j’étais précédé par un coupé Mercedes flambant neuf. Une série de dos d’âne l’astreignait à retenir son allure et je pouvais apprécier divers reflets sur sa carrosserie d’un gris bleuté. Dans une position ridicule qui rappelait celle des copines de Ruff Ryders à l’arrière des engins de leurs mâles, je retenais mon frein au câble cassé pour l’empêcher de sautiller bruyamment. Une autre automobile vint se coller derrière moi dans un ronflement de basses. Je reconnu Double Poney et dans un enchaînement si parfait qu’il tenait de la chance où du miracle, nous débouchâmes rue Saint Denis à l’instant où Booba rappait « On cruise à vingt à l’heure comme dans les rues de Crenshaw… ». Le ton était donné et la journée pouvait se dérouler à la manière d’une intro de Doppelgangaz.
« C’est que Paul s’inquiétait de son talent : il ne savait plus écrire ces romans brefs et éclatants qui photographiaient l’époque, il produisait à la chaîne des récits de voyage, des portraits de ville, il écrivait comme on respire, sans réfléchir – la grande angoisse, l’incontournable à l’heure où les vapeurs de l’alcool se dissipent, où aucune femme ne vous lance un de ces sourires qui dit : ne t’inquiète pas, je me charge de te trouver un lit pour recueillir tes songes du petit matin, l’angoisse qui pointe à l’heure de la lucidité – celle d’être un auteur mineur (…) »
Passion #2 vient de sortir et commence à envahir Berlin en s’installant chez Motto (Kreuzberg) et Bongoût (Mitte). Pour ce second opus, les 300 exemplaires numérotés ont été reliés de nos blanches mains, les pieds dans le sable. Tu ne me crois pas ? Tiens, mire…