« Quand vous en reviendrez, de ces vacances, quand vous vous retrouverez à Paris entre les rouleaux de cette vie dure qui vous reprendra, qui vous laminera, où vous installerez-vous ? Dans dix ans, que restera-t-il de vous, de cette entente, de cette joie qui nie la fatigue, qui en fait une délicieuse liqueur que vous commencez déjà à savourer ? »
Du Japon je ne connais que l’amour que lui porte François Simon, et les sushis de livraison, au parfum de charrettes. Enfermé sous les néons, j’aspire à une autre lumière. Tomodomo. Premières impressions sur le travail de Fred Lahache, revenu les poches alourdies de cartes mémoires exposées aux origines du soleil.
Les clartés qu’on y trouve sont comme filtrées par une fine couche de quelque chose. De la cire donc. Est-ce celle des temples ? Tel le maître cirier, le photographe est un artisan. Les images figent, il y reste un mouvement, celui des coulures. Lave douce et non rocheuse. Souple, malléable puis rigoureuse. Aux arts floraux et couleurs pastels vient s’ajouter une autre ponctuation. Des pieds en accents circonflexes et l’étrange parenthèse d’une biche perdue en ville. Poétique d’abord, puis dérangeante : que sont ces accrocs sur son pelage ? Ils viennent titiller le spectateur comme une graine de sésame logée entre deux dents, qui piquerait d’aphtes la langue avec laquelle vous tenteriez de la déloger.
Fred était là-bas, mais pas seul. Tandis qu’il faisait ses mises au point Lucie, sa douce, griffonnait. Il en résulte une exposition en duo, à la Galerie Madé du 48 rue de Lancry, 75010 Paris.
« Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait quelques pas pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.»
« Ceux-là avaient, dans l’Italie, dans l’Allemagne, dans les Flandres surtout, clamé les blanches ampleurs des âmes saintes ; dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtres surgissaient en des postures prises sur le vif, d’une réalité subjugante et sûre ; et de ces gens à têtes parfois laides mais puissamment évoquées dans leurs ensembles, émanaient des joies célestes, des détresses aiguës, des bonaces d’esprit, des cyclones d’âme. »
L’œil scrute à travers le double vitrage, sens inverse de la marche, lumières d’aéroport de loisir ou de zone non commerciale.
Les plaines sont d’une couleur à déclencher les obus, à éventrer à coups de shrapnells. Ciel bas, uniformément gris. Bois sombres, indistincts. Terre grasse où percent des pousses vert cauchemar.
Plissé par le snobisme, l’œil se referme et tout bascule, sombre vers l’intérieur.
« Dans un palace, les femmes sont plus jolies qu’ailleurs, le champagne de meilleure qualité, l’ambiance rare et les travers des hommes mieux fardés. »
« Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés par conséquent, mais arrivés ; affamés de considération ils singeaient le haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient des soirées en habit noirs, ne parlaient que de droit d’auteurs et d’éditions, s’entretenaient de pièce de théâtre, faisaient sonner l’argent.
Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds. C’était la racaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tous en s’exécrant, ils se criaient leurs œuvres, publiaient leur génie, s’extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaient leur fiel. »
« Que puis-je contre moi-même ? Rien ! Et la beauté me fera toujours mordre la poussière, elle me passera sur le corps pour ne pas salir ses jolis petons, elle me fera sangloter… Ignoble, je sais ! Je la place au-dessus du talent car le talent agit sur le monde, alors que la beauté l’illumine. »
Saint Barthélemy a inscrit dans les traits de son visage écorché toute la douleur du monde, le renoncement, le pardon. Dignement drapé de sa peau, les mollets sculptés comme par des heures d’entraînement au Velodromo Vigorelli, il tient un livre. Que lit-on quand on est écorché ? Les Saintes Écritures ? Proust sur son lit d’hôpital ? Le premier San Antonio venu ? Païen, il pourrait rappeler la Brise Marine de Mallarmé. « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. »
Dans la caserne XXIV Maggio, l’Or du Rhin retentit dans une enfilade de pièces sombres, peintes d’un bleu délavé. Cyprien Gaillard y expose à l’initiative de la Fondazione Nicola Trussardi. Destructions de tours, plongeons initiatiques, et compositions de polaroids plantent un domaine des dieux artistique, comme si l’artiste revisitait l’album d’Astérix dans une version contemporaine.
Nous sommes entre les murs de l’ancienne boulangerie militaire qui alimentait toutes les garnisons de Lombardie jusqu’en 2005 et permit de nourrir la ville pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans les années soixante, les minettes affluaient à ses portes pour tenter d’y apercevoir Adriano Celentano venu répondre à l’appel du service national. Johnny ou Booba, chaque pays et chaque génération a son Elvis.
Plus tard, sous la flamme de gaz d’une terrasse couverte, deux femmes discutent devant un spritz et, distraites, déposent frénétiquement les cendres de leurs cigarettes dans la coupelle d’olives vertes. Je ricane puis replonge dans mon livre.
« Et déjà, alors qu’elle ne faisait que se tenir là, dans ses vêtements bien coupés, cela commençait… Les gens commençaient à la comparer à un peuplier, à l’aube matinale, à une jacinthe, à un faon, à de l’eau vive, à un lys dans un jardin ; et cela lui était un fardeau – car elle préférait de beaucoup qu’on la laisse vivre à sa guise à la campagne, mais il fallait qu’on la compare à un lys et qu’elle aille à des soirées, et Londres était si pesant à côté de la solitude à la campagne avec son père et les chiens. »
Par Foucauld + un extrait de Mrs Dalloway de Virginia Woolf
L’horloge du Conseil d’État brille d’un blanc de lune. La petite aiguille pointe le chiffre cinq et mon taxi file. Plus loin, les baraques du marché de Noël des Champs-Élysées me donnent des pulsions pyromanes comme celles de Betty dans 37°2. Brouillard. Depuis le hublot, des bâtiments au ras des pâquerettes ont des airs de petit Manhattan. Décollage. Lecture. Ces dernières lignes du Dans Ma Bouche de François Simon :
« C’est curieux le désert tout de même. On doit pouvoir y marcher longtemps, la bouche veule, jamais satisfaite. Jusqu’à plus soif. »
Un sexagénaire en trench-coat sort du restaurant. Pas d’écharpe mais une cravate blanche sur une chemise noire dont les pourtours du col sont brodés de fil blanc. Ses lunettes fumées lui donnent l’air d’une sorte de Michou sobre, mais la femme à son bras n’a pas l’air franchement fofolle…
Dans un petit studio du Marais on fête l’installation des bureaux de L’impeccable, un team créatif chouette de jour comme de nuit, et même le week-end. Entre les deux ordinateurs, une cave à cigares. Les verres de Nikka s’entrechoquent tandis que Booba crache le futur dans les enceintes saturées.
Rue Berger, une solide clocharde marche tête baissée, en cape de pluie. Elle tire avidement sur son clope, avant d’exhaler comme une Pacific 231. Ses bras vigoureux dépassent des non-manches du poncho et tiennent deux sacs en plastique recyclables. Je ne vois pas ses yeux.
Plus loin, un homme se tient face à la rambarde qui surplombe les escalators Pont-Neuf. Il est coiffé d’un chapeau ceint d’une bande léopard. Plume en main, il semble dessiner, mais rien ne bouge, comme s’il s’était endormi sur son croquis.
Plus loin encore, un autre homme est également sans figure. Coiffé d’une capuche, il enfouit son visage dans les flancs d’un chiot, tout étonné de surplomber un si gros corps.
Dans mon verre, le Hibiki affiche fièrement sa majorité internationale. C’est jeune pour un humain mais canonique en année chien.
Par Foucauld
« Mais si beaux que soient le jour, les arbres, l’herbe, la petite fille en rose, Peter ne voyait rien de tout cela. Il mettait ses lunettes si elle le lui demandait ; il regardait. C’était l’état du monde qui l’intéressait ; Wagner, la poésie de Pope, et sempiternellement la personnalité des gens et les défauts de son âme à elle. »
Face à un pichet de Beaujolais Nouveau, je ruminais le lapin que m’avait posé le coq au vin et attendait la Montbéliard-lentilles qui viendrait me consoler. L’établissement était plein et je devais partager ma table. Mon voisin expliquait à une fille « moi tous les matins c’est vitamine C, ginseng, guarana… Comme on est fumeur, on stocke pas les vitamines. » Devant tant de connerie, je décidais de poursuivre au comptoir, et en cet instant, j’eus la certitude que ce n’était pas moi qui faisais fausse route dans l’existence.
Dans les jardins du Palais Royal, on promène des chiens privés de chasse sur un sol légèrement boueux. Un adolescent s’imagine romantique en rallumant sa cigarette d’Amsterdamer roulé. Je retrouve le panatella de Por Larrañaga que je fumais à son âge ; je suis un peu son semblable.
Sa pince à cravate est une aberration. Oui vraiment, quel drôle d’objet. S’il suffit d’apercevoir les souliers d’un homme pour deviner le reste de sa mise, un simple coup d’œil aux ornements de ce bijou épargne les hurlements du reste : licences Cardin et Lapidus de bazar. Cramponné à mon livre de poche, je supplie le ciel pour qu’il ne dégaine pas une tablette. Il n’en fait rien et se contente d’un dossier qu’il sort de sa serviette… Lapidus.
En quittant le RER, j’évite une flaque qui provient d’une fuite au plafond. Mélangée au sol, l’eau fait des traces qui me rappellent le vert-de-gris. C’est du poison, c’est du poison ! Si tu le touches tu vas mourir ! Je visse ma casquette et pense au tweed qui fêtera bientôt ses deux cents ans.
« Ah si seulement la main humaine pouvait ne créer que de telles œuvres sacrées, nécessaires, indemnes de toutes les souillures de l’intérêt et de la vanité ! Mais il n’en était pas ainsi, il le savait depuis longtemps. On pouvait aussi produire d’autres œuvres, de jolies choses ravissantes, exécutées avec une grande maîtrise pour la joie des amateurs d’art et l’ornement des églises et des hôtels de ville – de belles choses, bien sûr, mais non pas des choses saintes, non pas des reflets de l’âme. »